Lettres à une inconnue/102

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(1p. 242-244).

CII

Paris, 5 décembre 1844.

J’avais juré de ne pas vous écrire, mais je ne sais pas si j’aurais pu tenir mon serment encore longtemps. Pourtant, je ne pensais pas que vous fussiez souffrante. Notre promenade avait été si heureuse ! Je ne croyais pas possible que vous pussiez en garder un mauvais souvenir. Il paraît que ce qui vous irrite, c’est que je suis plus entêté que vous. Voilà une belle raison et dont vous devez bien vous faire gloire. Ne devriez-vous pas plutôt avoir honte de m’avoir rendu tel ! Et puis vous dites que je suis dur, et vous me demandez si je m’en aperçois. Franchement, non. Pourquoi ne m’avertissez-vous pas ? Si je l’ai été, je vous en demande pardon. Il me semble qu’en nous en allant, vous n’aviez pas un seul grain de colère contre moi. Je vous croyais aussi confiante, aussi intime que je l’étais pour vous. Vous dirai-je que c’est le souvenir le plus doux que j’ai conservé de notre promenade ? Quand je vous vois ainsi, vous me rendez bien heureux. Si vous aviez alors de la colère, cela fait honneur à votre dissimulation. Mais j’aime mieux croire aux secondes pensées que de croire que vous n’étiez pas sincère alors. Dites-moi si je me trompe.

J’ai commencé ce soir le dessin que vous commandez. C’est difficile à faire. Je voudrais vos instructions. Vous tenez donc à ce champ de chardons ? Vous dites qu’il vous paraît l’un des plus beaux lieux du monde. Je vous apporterai mon esquisse et aussi votre portrait. Je vous ai donné vos yeux mauvais. Ne croyez pas que telle est leur expression ordinaire. J’en connais une meilleure, d’autant plus précieuse qu’elle est plus rare. Vous verrez tout cela et vous donnerez vos ordres. Vous voudrez bien, pour le payement, vous rappeler que je ne suis pas un peintre ordinaire, ce n’est pas l’œuvre que vous devrez payer, c’est la peine et le temps. Enfin, il est toujours bien de se montrer généreux avec les artistes.

Pendant que vous vous guérissiez de votre colère, j’en avais presque contre vous. Je m’étais figuré que vous m’écririez plus tôt. C’est en partie pour avoir attendu votre lettre, en partie par mauvais sentiment d’orgueil, que je ne vous ai pas prévenue. Vous voyez que je m’accuse aussi de mes méfaits. Pardonnez-moi celui-là. Au moins ce n’était pas le passé qui me rendait injuste.

Depuis que je vous ai vue, j’ai été presque toujours très-souffrant ; je croyais que c’était la leçon d’espagnol sur « la large terre », comme dit Homère. Votre lettre m’a remis. Je crois maintenant que c’est la mine que vous aviez en nous quittant qui en était cause. Vous n’avez pas daigné tourner la, tête pour me dire adieu. — Nous aurons bien des pardons à nous demander tous les deux pour toutes nos mauvaises pensées !

Il est une heure indue, mon feu est éteint et je grelotte. Je vous dis encore adieu et vous remercie de cœur de m’avoir écrit. Il y a huit jours que j’attends cette lettre. N’êtes-vous pas entêtée aussi !