Lettres à une inconnue/105

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(1p. 246-248).

CV

Toulouse, 18 août 1845.

Je viens de trouver ici votre lettre ; c’est fort heureux, car j’étais furieux de n’avoir pas eu de vos nouvelles à Poitiers comme je m’y attendais. Vous me direz que j’avais tort de m’attendre à ce que vous penseriez à moi plus tôt que vous n’avez fait. Que voulez-vous ! je ne puis m’habituer à vos façons. Vous n’êtes jamais plus près de m’oublier que lorsque vous m’avez persuadé que vous pensiez à moi. Heureusement qu’entre tous ces oublis il y a des souvenirs, et j’y pense sans cesse. Je ne vois pas de ces belles grottes dont vous me parlez et je n’en ai pas besoin pour que bien des idées tristes et gaies me viennent par la tête. Je ne suis pas difficile en matière de paysage, comme vous le savez. Je n’y fais pas attention quand je me promène avec vous. Je voudrais bien vous gâter comme vous me le demandez. Mais je suis de trop mauvaise humeur. Je viens de passer quinze jours sans décolérer, d’abord contre le temps, puis contre les architectes, puis contre vous et contre moi-même. Le temps, qui avait été des plus affreux ces jours passés, s’est remis subitement au beau hier, mais avec une chaleur accablante, accompagnée d’un vent de sirocco qui m’ôte toutes mes forces. J’ai passé vingt-quatre heures chez un député, et, si j’avais l’ambition d’être un homme politique, cette visite-là m’aurait complétement fait changer d’avis. Quel métier ! quels gens il faut voir, ménager, flatter ! Je dirai comme Hotspur : I had rather be a kitten and cry mew. Esclavage pour esclavage, j’aime mieux la cour d’un despote ; au moins, la plupart des despotes se lavent les mains. Je suis fâché d’apprendre que vous partiez si tard pour D… ; c’est-à-dire je crains que vous n’en reveniez bien tard. Ce qui me fait prendre patience dans mon métier, c’est de penser que, lorsque je serai de retour, je vous retrouverai en face de ces lions de l’Institut, et qu’après m’avoir fait grise mine pendant un quart d’heure, vous me ferez oublier tous mes ennuis. Combien de temps passerez-vous à D… ? Voilà ce que je me demande à présent ; très-probablement, vous irez en Angleterre, et lady M… vous exposera encore ses belles théories about the baseness of being in love. Je voudrais bien que vous fussiez la première figure amie qui se présentât à moi aussitôt après mon retour. Malheureusement, cela ne sera pas et vous attendrez qu’il n’y ait plus une feuille aux arbres pour revenir à Paris. Dieu sait si vous n’y reviendrez point Anglaise aux trois quarts ? Dites-moi bien que cela ne sera pas, que vous tâcherez de ne pas rester trop longtemps, et que vous ne serez pas pire que vous n’êtes. C’est déjà bien assez comme cela. Écrivez-moi à Montpellier, d’où je vous rapporterai un sachet, puis à Avignon. Je calcule mes heures de façon à être de retour le 20 septembre. Ce sera difficile, mais j’espère bien y parvenir.

Adieu ; votre lettre finit bien, mais pourquoi ne me parlez-vous pas comme vous écrivez quelquefois ?