Lettres à une inconnue/136

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(1p. 304-307).

CXXXVI

Salisbury, samedi 15 juin 1850.
 

Je commence à avoir assez de ce pays-ci. Je suis excédé de l’architecture perpendiculaire et des manières également perpendiculaires des natifs. J’ai passé deux jours à Cambridge et à Oxford, chez des révérends, et, tout bien considéré, je préfère les capucins. Je suis particulièrement furieux contre Oxford. Un fellow a eu l’insolence de m’inviter à dîner. Il y avait un poisson de quatre pouces dans un grand plat d’argent et une côtelette d’agneau dans un autre. Tout cela servi dans un style magnifique avec des pommes de terre dans un plat de bois sculpté. Mais jamais je n’ai eu si faim. C’est la suite de l’hypocrisie de ces gens-là. Ils aiment à montrer aux étrangers qu’ils sont sobres, et, moyennant qu’ils font un luncheon, ils ne dînent pas. Il fait un vent du diable et un froid de chien. S’il ne faisait grand jour à huit heures du soir, on pourrait se croire en décembre. Cela n’empêche pas toutes les femmes de sortir avec un parasol ouvert. Je viens de faire une boulette. J’ai donné une demi-couronne à un monsieur en noir qui m’a montré la cathédrale, et puis je lui ai demandé l’adresse d’un gentleman pour qui j’avais une lettre du dean. Il s’est trouvé que c’était à lui-même que la lettre était adressée. Il a eu l’air fort sot, et moi aussi ; mais il a gardé l’argent. Je compte aller demain revoir Stone-Henge, et j’irai le soir dîner à Londres, s’il fait un peu moins de brouillard. Lundi ou mardi, je partirai pour Canterbury, et je pense être à Paris vendredi. Je voudrais bien que vous fussiez à Salisbury. Stone-Henge vous étonnerait fort. Adieu ; je retourne à mon église. Ma lettre partira, Dieu sait quand ! On vient de me dire que, le jour du Seigneur, la poste se reposait. J’ai un rhume abominable, je tousse et je n’ai que du vin de Porto à boire. — Les femmes ont ici des cerceaux à leurs robes. Il est impossible de voir quelque chose de plus ridicule qu’une Anglaise en cerceau. — Qu’est-ce que c’est qu’une miss Jewsbury, un peu rousse, qui fait des romans ? Je l’ai rencontrée l’autre soir, et elle m’a dit qu’elle avait rêvé toute sa vie un plaisir qu’elle croyait impossible, qui était de me voir (textuel). Elle a fait un roman sous le titre de Zoé. Vous qui lisez tant, vous me direz quelle est cette personne, pour qui je suis un livre. Il y a un petit hippopotame au Jardin zoologique, qu’on nourrit de riz au lait. Le Punch, du 15, donne son portrait qui est d’une ressemblance achevée. Adieu ; tâchez de me dédommager par une jolie promenade de mon voyage de trois semaines.