Lettres à une inconnue/154

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(1p. 327-329).

CLIV

Madrid, 25 octobre 1853.
 

Notre colonie s’est dissoute, la duchesse ayant daigné accoucher d’une fille. Sa mère s’est constituée garde-malade, et nous sommes revenus en masse à la ville. J’y ai gagné un rhume odieux, et, pour m’achever, il fait un sirocco du diable. Malgré ce vilain temps et mes éternuments, je suis allé voir hier Cucharès, le meilleur matador depuis Montès. Les taureaux étaient si mauvais, qu’il a fallu en donner un aux chiens et exciter la moitié des autres avec des banderoles de feu. Deux hommes ont été jetés en l’air et nous les avons cru morts un instant, ce qui a jeté quelque intérêt sur la course, autrement tout à fait détestable. Les taureaux n’ont plus de cœur et les hommes ne valent guère mieux. Je pense entreprendre mon voyage archéologique dès que le temps se sera fixé. On m’annonce un été de la Saint-Martin qui ne vient jamais. Il est probable que, si vous me mandiez vos commissions, je recevrais votre lettre à temps pour y faire honneur. Malheureusement, je ne sais pas trop ce qu’il y a de bon dans ce pays-ci. Je vous ai pris à tout hasard des mouchoirs d’un dessin fort laid ; mais il m’a semblé que vous vous étiez assez allègrement emparée d’un ces mouchoirs qui me venait je ne sais d’où. Ici, on ne voit plus guère que des costumes français. Hier, aux taureaux, il y avait des chapeaux. Voulez-vous des jarretières et des boutons ? Si l’on en porte encore, dites-moi ce qu’il vous en faut, mais ne perdez pas de temps pour me répondre. — Je lis Wilhelm Meister, ou je le relis. C’est un étrange livre, où les plus belles choses du monde alternent avec les enfantillages les plus ridicules. Dans tout ce qu’a fait Goethe, il y a un mélange de génie et de niaiserie allemande des plus singuliers : se moquait-il de lui-même ou des autres ? Faites-moi penser à vous donner à lire à mon retour, les Affinités électives. C’est, je crois, ce qu’il a fait de plus bizarre et de plus antifrançais. On m’écrit de Paris pour me vanter un livre d’Alexandre Dumas fils, qui s’appelle un Cas de rupture, ou quelque chose d’approchant. À Madrid, on ne lit pas. Je me suis demandé à quoi les dames passent leur temps quand elles ne font pas l’amour, et je ne trouve pas de réponse plausible. Elles pensent toutes à être impératrices. Une demoiselle de Grenade était au spectacle quand on a annoncé dans sa loge que la comtesse de Téba épousait l’empereur. Elle s’est levée avec impétuosité en s’écriant : En ese pueblo, no hay porvenir[1]. »

Au nombre de mes divertissements, j’ai oublié de vous parler d’une académie de l’histoire dont je suis membre. Elle est presque aussi amusante que la nôtre. Adieu.

  1. « Dans ce pays-ci, il n’y a pas d’avenir. »