Lettres à une inconnue/167

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(1p. 359-361).

CLXVIII

Carabacel, jeudi, décembre 1856.
(J’ai oublié le quantième.)

Il fait une pluie effroyable. Hier, le plus beau temps du monde. On me promet qu’il reviendra demain. J’ai profité de ce beau temps pour me fouler le poignet, et, si je vous écris, c’est que j’ai été instruit dans la méthode américaine, où l’on ne remue pas les doigts. Cela m’est arrivé par la faute d’un cheval qui voulait absolument dire quelque chose d’inconvenant à la jument de lord A…, et qui, irrité de ma résistance à sa passion coupable, m’a traîtreusement jeté par-dessus sa tête, d’une ruade, lorsque j’allumais mon cigare. Cela se passait dans un sentier au bord de la mer, qui n’était qu’à cent pieds plus bas et j’ai choisi heureusement le sentier pour tomber. Je ne me suis fait aucun mal, sauf à la main, qui est aujourd’hui très-enflée. Je compte aller la semaine prochaine à Cannes, où vous serez aimable de m’écrire, poste restante. Pour en finir sur le chapitre de la santé, je crois que je serai beaucoup mieux. Cependant, j’ai ressenti encore une fois un de ces étourdissements qui m’inquiétaient, mais moins fort qu’à Paris. Il y a ici un médecin qui me dit que ce sont des spasmes nerveux et qu’il faut faire beaucoup d’exercice. Ainsi fais-je, mais je ne dors pas plus qu’à Paris, bien que je me couche à onze heures. Il n’eût tenu qu’à moi de passer lion (dans le sens anglais) ; tout le monde s’ennuie ici. J’ai été assiégé de cartes russes et anglaises, et on a voulu me présenter à la grande-duchesse Hélène, honneur que j’ai décliné avec empressement. Nous avons pour fournir aux cancans une comtesse Apraxine, qui fume, porte des chapeaux ronds et a une chèvre dans son salon, qu’elle a fait couvrir d’herbes. Mais la personne la plus amusante est lady Shelley, qui, tous les jours, fait quelque nouvelle drôlerie. Hier, elle écrivait au consul de France : «  Lady S…, prévient M. P… qu’elle a aujourd’hui un charmant dîner d’Anglais et qu’elle sera charmée de le voir après, à neuf heures cinq. » Elle a écrit à madame Vigier, ex-mademoiselle Cruvelli : « Lady Shelley serait charmée de voir madame Vigier, si elle voulait bien apporter sa musique avec elle. » À quoi l’ex-Cruvelli a répondu aussitôt : « Madame Vigier serait charmée de voir lady Shelley, si elle voulait bien venir chez elle et s’y conduire comme une personne comme il faut. » — Et vous, à quoi passez-vous votre temps ? Je suis sûr que vous ne pensez plus guère à Versailles, par suite de cette absence de souvenirs qui vous caractérise. J’espère que nous irons en mars voir pousser les premières primevères. Et cette étrange soirée et matinée de Versailles, tout cela était-il vrai ?

Adieu ; écrivez-moi vite à Cannes.