Lettres à une inconnue/17

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(1p. 58-63).

XVII

Paris, 22 juin 1842.

Votre lettre est venue un peu tard, je m’impatientais. Il faut d’abord que je réponde aux points capitaux de votre lettre. — 1o J’ai reçu votre bourse ; elle exhalait un parfum fort aristocratique et je l’ai trouvée très-jolie. Si vous l’avez brodée vous-même, cela vous fait honneur. Mais j’ai reconnu votre goût récent pour le positif : d’abord, une bourse pour y mettre de l’argent, puis vous l’estimez cent francs à la diligence. Il eût été plus poétique de déclarer qu’elle valait une ou deux étoiles ; pour moi, je l’estime tout autant. J’y mettrai des médailles. Je l’aurais estimée davantage si vous aviez daigné y joindre quelques lignes de votre blanche main. — 2o Je ne veux pas de vos faisans ; vous me les offrez d’une vilaine façon, et, de plus, vous me dites des choses désagréables au sujet de mes confitures turques. C’est vous qui avez le palais d’une giaour, si vous ne savez pas apprécier ce que mangent les houris. Je crois avoir répondu à tout ce qu’il y a de raisonnable dans votre lettre. Je ne veux pas vous quereller pour le reste. Je vous abandonne à votre conscience, qui, j’en suis sûr, est quelquefois plus sévère pour vous que moi, que vous accusez de dureté et d’insouciance. L’hypocrisie, que vous pratiquez assez bien, mais en vous jouant, vous jouera un tour à la longue : c’est qu’elle deviendra chez vous très-réelle. Quant à la coquetterie, qui est la compagne inséparable du vilain vice que vous prônez, vous en avez toujours été atteinte et convaincue. Cela vous allait bien lorsque vous la tempériez par une certaine franchise, et par du cœur et de l’imagination. Maintenant… maintenant, que vous dirai-je ? Vous avez de très-beaux cheveux noirs et un beau cachemire bleu, et vous êtes toujours aimable quand vous le voulez. Dites que je ne vous gâte pas ! Quant à cette essence dont vous me parlez, c’est votre amitié que vous appelez ainsi. — J’aime ce mot essence ; — oui, de la vraie essence de rose qui est toujours gelée comme celle d’Andrinople ; je vous conterai cette histoire orientale.

Il y avait une fois un derviche qui avait paru un saint homme à un boulanger. Le boulanger lui promit un jour de lui donner toute sa vie du pain blanc. Voilà le derviche enchanté. Mais, au bout de quelque temps, le boulanger lui dit : « Nous sommes convenus de pain bis, n’est-ce pas ? J’ai du pain bis excellent, c’est mon fort, que le pain bis. » Le derviche répondit : « J’ai du pain bis plus que je n’en puis manger ; mais… »

Ma chatte vient de monter sur ma table et j’ai eu toutes les peines du monde à l’empêcher de se coucher sur mon papier. Elle m’a fait oublier la fin de mon conte ; c’est dommage, car c’était fort beau. Savez-vous que j’avais fait, parmi d’autres châteaux, celui-ci : c’était de vous rencontrer à Marseille en septembre et de vous y montrer les lions, et de vous y faire manger des figues et de la bouillabaisse. Mais il faut que je sois de retour à Paris vers le 15 août, afin d’y faire de la prose pour mon ministre. Mais vous mangerez de la bouillabaisse toute seule, et vous verrez sans moi le musée et les caves de Saint-Victor. En revanche, vous pourriez recevoir de ma main, à Paris, mes instructions pour l’Italie. Puisque ce que vous désirez arrive, je vous prie humblement de désirer que je sois académicien. Cela me fera grand plaisir, pourvu que vous n’assistiez pas à ma réception. Au reste, vous avez du temps devant vous pour souhaiter. Il faut que la peste se déclare parmi ces messieurs pour que mes chances soient belles ; il faudrait surtout, pour les embellir, que je vous empruntasse un peu de cette hypocrisie que vous entendez si bien aujourd’hui. Je suis trop vieux pour me reformer. Si j’essayais, je serais encore pire que je ne suis. Je serais curieux de savoir ce que vous pensez de moi ; mais comment le saurais-je ? Vous ne me direz jamais ni tout le bien ni tout le mal que vous en pensez. Autrefois, je ne pensais pas grand bien de my precious self. Maintenant j’ai un peu plus d’estime pour moi, non pas que je me croie devenu meilleur, mais c’est le monde qui est devenu pire. Je pars dans huit jours pour Arles, où je vais exproprier force canaille qui habite le théâtre antique ; n’est-ce pas une jolie occupation ? Vous seriez aimable de m’écrire avant mon départ une lettre remplie de douceurs. J’aime beaucoup qu’on me gâte, et puis je suis horriblement triste et découragé. Il faut vous dire que je passe mes soirées à relire mes œuvres, qu’on réimprime. Je me trouve bien immoral et quelquefois bête. Il s’agit de diminuer l’immoralité et la bêtise sans se donner trop de peine ; d’où il résulte pour moi beaucoup de blue devils. Je vous dis adieu et vous baise très-humblement les mains. Savez-vous ce que j’ai trouvé dans mes archives ? un fil bleu très-court avec deux nœuds. Je l’ai mis dans la bourse.