Lettres à une inconnue/20

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(1p. 71-76).

XX

Paris, 27 août 1842.

Je trouve, en arrivant ici, une lettre de vous moins féroce que les précédentes. Vous eussiez bien fait de me l’envoyer là-bas. Cette rareté ne se pouvait posséder trop tôt. Je me hâte de vous féliciter de vos études grégeoises, et, pour commencer par quelque chose qui vous intéresse, je vous dirai comment on appelle en grec les personnes qui ont comme vous des cheveux dont elles ressentent une juste fierté. C’est efplokamos. Ef, bien, plokamos, boucle de cheveux. Les deux mots réunis forment un adjectif. Homère a dit quelque part :

Νύμφη εὐπλοκαμοῦς Καλυψῶ.

Nimfi efplokamouça Calypso.

Nymphe bien frisante Calypso.

N’est-ce pas fort joli ? Ah ! pour l’amour du grec, etc.

Je suis bien fâché que vous partiez si tard pour l’Italie. Vous risquez de tout voir à travers des pluies atroces, qui ôtent la moitié de leur mérite aux plus belles montagnes du monde, et vous serez obligée de me croire sur parole quand je vous vanterai le beau ciel de Naples. Vous ne mangerez plus de bons fruits, mais vous aurez des becfigues, ainsi nommés parce qu’ils se nourrissent de raisins.

Je n’admets point votre version de la parabole.

Il m’est arrivé à mon retour une aventure qui m’a quelque peu mortifié en me faisant connaître de quelle espèce de réputation je jouis de par le monde. Voici. Je faisais mon paquet à Avignon et me préparais à partir pour Paris par la malle-poste, lorsque deux figures vénérables entrèrent, qui s’annoncèrent comme membres du conseil municipal. Je croyais qu’ils allaient me parler de quelque église, lorsqu’ils me dirent pompeusement et prolixement qu’ils venaient recommander à ma loyauté et à ma vertu une dame qui allait voyager avec moi. Je leur répondis de très-mauvaise humeur que je serais très-loyal et très-vertueux, mais que j’étais fort mécontent de voyager avec une femme, attendu que je ne pourrais pas fumer le long de la route. La malle-poste arrivée, je trouvai dedans une femme grande et jolie, simplement et coquettement mise, qui s’annonça comme malade en voiture et désespérant d’arriver vivante à Paris. Notre tête-à-tête commença. Je fus aussi poli et aimable qu’il m’est possible de l’être quand je suis obligé de rester dans la même position. Ma compagne parlait bien, sans accent marseillais, était très-bonapartiste, très-enthousiaste, croyait à l’immortalité de l’âme, pas trop au catéchisme, et voyait en général les choses en beau. Je sentais qu’elle avait une certaine peur de moi. À Saint-Étienne, le briska à deux places fut échangé pour une voiture à quatre places. Nous eûmes les quatre places à nous deux, et par conséquent vingt-quatre heures de tête-à-tête à ajouter aux trente premières. Mais, bien que nous causassions (quel joli mot !) beaucoup, il me fut impossible de me faire une idée de ma voisine, si ce n’est qu’elle devait être mariée et une personne de bonne compagnie. Pour finir, à Moulins, nous prîmes deux compagnons assez maussades, et nous arrivâmes à Paris, où ma femme mystérieuse se précipita dans les bras d’un homme très-laid qui devait être son père. Je lui ôtai ma casquette, et j’allais monter dans un fiacre quand mon inconnue, d’une voix émue, me dit, ayant laissé le père à quelques pas : « Monsieur, je suis pénétrée des égards que vous avez eus pour moi. Je ne puis vous en exprimer assez toute ma reconnaissance. Jamais je n’oublierai le bonheur que j’ai eu de voyager avec un homme aussi illustre. » Je cite le texte. Mais ce mot illustre m’expliqua les conseillers municipaux et la peur de la dame. Il était évident qu’on avait vu mon nom sur le livre de la poste, et que la dame, qui avait lu mes œuvres, s’attendait à être avalée toute crue, et que cette opinion fort erronée doit être partagée par plus d’une autre de mes lectrices. Comment avez-vous eu l’idée de me connaître ? Cela m’a mis de mauvaise humeur pendant deux jours, puis j’en ai pris mon parti. Ce qu’il y a de singulier dans ma vie, c’est qu’étant devenu un très-grand vaurien, j’ai vécu deux ans sur mon ancienne bonne réputation, et qu’après être redevenu très-moral, je passe encore pour vaurien.

En vérité, je ne crois pas l’avoir été plus de trois ans, et je l’étais, non de cœur, mais uniquement par tristesse et un peu peut-être par curiosité. Cela me nuira beaucoup, je crois, pour l’Académie ; et puis aussi on me reproche de ne pas être dévot et de ne pas aller au sermon. Je me ferais bien hypocrite, mais je ne sais pas m’ennuyer et je n’aurais jamais la patience. Si vous vous étonnez que toutes les déesses soient blondes, vous vous étonnerez bien davantage à Naples en voyant des statues dont les cheveux sont peints en rouge. Il paraît que les belles dames autrefois se poudraient avec de la poudre rouge, voire même avec de la poudre d’or. En revanche, vous verrez aux peintures des Studij quantité de déesses avec des cheveux noirs. Pour moi, il me semble difficile de décider entre les deux couleurs. Seulement, je ne vous conseille pas de vous poudrer. Il y a en grec un terrible mot qui veut dire des cheveux noirs : Μελανχαίτης (Mélankhétis) ; ce χα est une aspiration diabolique.

Je serai à Paris tout l’automne, je pense. Je vais travailler beaucoup à un livre moral, aussi amusant que la guerre sociale que vous porterez à Naples. Adieu. Vous m’avez promis des douceurs, je les attends toujours, mais je n’y compte guère.

Vous admiriez mon livre de pierres antiques. Hélas ! j’ai perdu la plus belle l’autre jour, une magnifique Junon, en faisant une bonne action : c’était de porter un ivrogne qui avait la cuisse cassée. Et cette pierre était étrusque, et elle tenait une faux, et il n’y a aucun autre monument où elle soit ainsi représentée. Plaignez-moi.