Lettres à une inconnue/29

La bibliothèque libre.
(1p. 95-98).

XXIX

Paris, 2 décembre 1842.

Il y a dans je ne sais quel vieux roman espagnol un conte assez gracieux. Un barbier avait sa boutique à l’angle de deux rues, et la boutique avait deux portes. Par une de ces portes, il sortait et donnait un coup de poignard au passant, et, rentrant aussitôt, il ressortait par l’autre porte et pansait le blessé. Gelehrten ist gut predigen. Je n’en veux pas autrement à votre cachemire bleu ni à vos gâteaux ; tout cela me semble fort naturel ; j’estime la coquetterie et la gourmandise, mais quand on les avoue franchement. Et vous qui aspirez à bon droit à être quelque chose de plus qu’une femme du monde, pourquoi en auriez-vous les défauts ? pourquoi n’êtes-vous jamais franche avec moi ? Et, pour vous en donner l’exemple, voulez-vous ou ne voulez-vous pas venir avec moi, mardi prochain, au Musée ? Si vous ne voulez pas, ou si cela vous contrarie ou vous inquiète, vous aurez votre pierre étrusque mardi soir dans une petite boîte qui vous sera apportée de la manière la plus simple. Vous êtes assez amusante avec votre disposition à la coquetterie. Vous me reprochez mon insouciance, et, si je n’étais pas, ou si je ne paraissais pas insouciant, vous me feriez enrager. Pourquoi porte-t-on un parapluie ? C’est parce qu’il pleut. Madame de M. *** viendra à Paris malgré vos souhaits. Elle doit acheter le trousseau de sa fille, qui se marie au printemps ; et, à moins d’une révolution extraordinaire, ledit trousseau se fera à Paris, et peut-être la noce aussi. Je ne connais pas le futur ; mais, à force d’intrigues, j’ai contribué à en écarter un autre qui me déplaisait, quoique très-exceptionnable sous beaucoup de rapports. Il n’était pas assez grand de taille ; il avait, d’ailleurs, cinq ou six grandesses accumulées sur un petit corps. Cette action-là est une preuve de mon amélioration. Autrefois, les ridicules des autres m’amusaient ; maintenant, je voudrais les épargner à presque tout le monde. Je suis aussi devenu plus humain, et, lorsque j’ai revu des courses de taureaux, à Madrid, je n’ai pas retrouvé mes émotions de plaisir de dix ans plus tôt ; et puis j’ai horreur de toutes les souffrances et je crois aux souffrances morales depuis quelque temps. Enfin, je tâche d’oublier mon moi le plus possible. Voilà, en peu de mots, la liste de mes perfections.

Ce n’est pas par vanagloria que je voudrais être académicien. Je me présenterai un de ces jours, et je serai black-boulé. J’espère avoir assez de constance et de fermeté pour prendre bien la chose et pour persister. Si le choléra revient, j’arriverai peut-être au portefeuille. Non, je n’ai nulle vanagloria. Je vois les choses peut-être trop positivement, mais j’ai été escarmentado pour avoir vu trop poétiquement. Au reste, croyez que vous ne saurez jamais ni tout le bien ni tout le mal qui est en moi. J’ai passé ma vie à être loué pour des qualités que je n’ai pas et calomnié pour des défauts qui ne sont pas les miens. Je me représente maintenant vos soirées passées entre vos deux frères. Adieu.