Lettres à une inconnue/46

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(1p. 131-133).

XLVI

Paris, 7 février 1843.

Veuillez me permettre un calcul très-simple, et tout sera dit sur Versailles. C’est donc très-difficile, une promenade d’une heure dans un si beau jardin ? Or, ce jour de grand brouillard, n’avons-nous pas passé deux heures au musée ensemble ? J’ai dit.

Vous me faites rire avec les commissions qu’on me donne, à ce que vous supposez. Bien que celles-ci ne me manquent pas, les commissions dont je vous parlais sont des réunions où plusieurs personnes ne font pas la besogne que ferait un seul beaucoup mieux. Ne croyez pas être la seule qui fasse des commissions. J’ai couru tout Paris pour acheter des robes et des chapeaux, et, mercredi, j’ai rendez-vous pour commander un costume de bergère rococo. Tout cela pour les deux filles de madame de M***. Conseillez-moi. Quel costume doivent-elles avoir pour un bal travesti ? Une Écossaise et une Cracovienne sont en route. J’ai une bergère ; il me faut encore un autre déguisement. Voici le signalement : l’aînée est brune, pâle, un peu moins grande que vous, très-jolie, expression gaie. L’autre est très-grande, très-blanche, prodigieusement belle, avec les cheveux qu’aimait le Titien. J’en voudrais faire une bergère avec de la poudre. Conseillez-moi pour l’autre.

Je me demande pourquoi vous me semblez si embellie, et je ne puis trouver de réponse satisfaisante. Est-ce parce que vous avez l’air moins effarouché ? Cependant, la dernière fois, vous me faisiez penser à un oiseau qu’on vient de mettre en cage.

Vous m’avez vu trois mines, je ne vous en connais que deux. L’effarouchement est une sorte de dépit radieux que je n’ai vu qu’à vous. Vous m’accusez à tort d’être mondain ; depuis quinze jours, je ne suis sorti qu’une fois le soir pour faire une visite à mon ministre. J’ai trouvé toutes les femmes en deuil, plusieurs avec des mantilles ; non, des barbes noires qui les font ressembler à des Espagnoles ; cela m’a paru fort joli. Je suis d’une tristesse et d’une maussaderie étranges. Je voudrais bien vous chercher querelle, mais je ne sais sur quoi. Vous devriez m’écrire des choses très-aimables et très-senties, je tâcherais de me figurer votre mine en les écrivant, et cela me consolerait.

Mon roman vous amuse-t-il ? Lisez la fin du deuxième volume : M. Yellowplush. — C’est une assez bonne charge, à ce qu’il me semble. Adieu, écrivez-moi bientôt.

Je rouvre ma lettre pour vous prier de remarquer que le temps a l’air de se rasséréner.