Lettres à une inconnue/64

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(1p. 163-166).

LXIV

Lundi soir. Mars 1843.

Je commence, je crois, à comprendre votre énigme. En réfléchissant à ce que vous m’avez dit aujourd’hui, j’arrive où m’avait déjà conduit une espèce de divination instinctive ; assurément, mon plus grand ennemi ou, si vous voulez, mon rival dans votre cœur, c’est votre orgueil ; tout ce qui le froisse vous révolte. Vous suivez votre idée, peut-être à votre insu, dans les plus petits détails. N’est-ce pas votre orgueil qui est satisfait lorsque je baise votre main ? Vous êtes heureuse alors, m’avez-vous dit, et vous vous abandonnez à votre sensation parce que votre orgueil se plaît à une démonstration d’humilité. Vous voulez que je sois statue parce qu’alors vous êtes ma vie. Mais vous ne voulez pas être statue à votre tour ; surtout, vous ne voulez pas cette égalité de bonheur donné et reçu, parce que tout ce qui est égalité vous déplaît.

Que vous dirai-je à cela ? que, si cet orgueil voulait se contenter de ma soumission et de mon humilité, il devrait être content ; je lui céderai toujours, pourvu qu’il laisse votre cœur suivre ses bons mouvements. Pour moi, je ne mettrai jamais sur une même ligne mon bonheur et mon orgueil, et, si vous vouliez me suggérer des formules d’humilité nouvelles, je les adopterais sans hésiter. Mais pourquoi de l’orgueil, c’est-à-dire de l’égoïsme, entre nous ? êtes-vous donc insensible au plaisir de s’oublier l’un pour l’autre ? Ce sentiment d’amitié si étrange que nous éprouvons tous les deux quelquefois, qui, ce matin par exemple, nous a amenés là où nous n’avions aucune raison d’aller, n’est-ce pas une puissance plus douce et plus vive que toutes celles que vous pourrait donner votre démon d’orgueil ? Vous avez été si aimable ce matin, que je ne veux ni ne peux vous quereller. Je suis cependant d’une humeur affreuse. Je vous disais que j’allais m’ennuyer à un dîner. Figurez-vous que je me suis trompé de jour, que j’ai mortellement contrarié des gens qui ne m’attendaient pas et qui me l’ont bien rendu. J’ai passé ma soirée à regretter de n’être pas seul chez moi avec mes souvenirs. Je m’attends à une mauvaise lettre de vous. J’ai voulu vous écrire le premier, car je serai furieux sans doute après-demain. Vous me rendrez doux comme un mouton si vous voulez. Voilà l’hiver revenu tout à fait. Comment avez-vous supporté le froid de l’autre jour ? celui-ci ne vous effraye-t-il pas ? Je ne sais si vous ferez bien de sortir demain ; je crains la responsabilité du conseil, et j’aime mieux que vous décidiez. Voilà encore de l’humilité.