Lettres à une inconnue/66
LXVI
J’ai depuis deux jours une horrible migraine, et vous m’écrivez toute sorte de méchancetés. Le pire, c’est que vous n’avez pas de remords, et j’avais quelque espoir que vous en auriez. Je suis si accablé, que je n’ai pas même la force de vous dire des injures. Quel est donc ce miracle dont vous parlez ? Le miracle serait de vous rendre moins entêtée, et je ne le ferai jamais. Cela est trop au-dessus de mon pouvoir. Il faudra donc attendre à lundi pour savoir le mot de l’énigme, puisque vous ne pouvez demain. Savez-vous qu’il y aura huit jours que nous ne nous sommes vus ? Il y avait longtemps que nous n’avions tant attendu. En revanche, il faudra faire une longue promenade et tâcher qu’elle se passe sans disputes. À deux heures, si vous voulez bien. Je compte précisément sur le soleil. Votre pensée de Wilhelm Meister est assez jolie, mais ce n’est qu’un sophisme, après tout.
On pourrait dire avec presque autant d’exactitude que le souvenir d’un plaisir est une espèce de peine. Cela est vrai surtout des demi-plaisirs, je veux dire de ceux qui ne sont pas partagés. Vous aurez ces vers si vous y tenez. Vous aurez même votre portrait en Turquesse, que j’ai un peu arrangé. Je vous ai mis un narghilé à la main pour plus de couleur locale. Quand je dis vous aurez tout cela, je veux dire en payant. Si vous ne vous exécutez pas de bonne grâce, songez que j’ai une terrible vengeance. On m’a demandé aujourd’hui un dessin pour un album qui se vendra au profit du tremblement de terre. Je donnerai votre portrait. Qu’en dites-vous ? Je me demande quelquefois comment je ferai dans cinq ou six semaines d’ici, quand nous ne nous verrons plus. Je ne m’accoutume pas à cette idée-là.