Lettres à une inconnue/70

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(1p. 177-179).

LXX

Paris, 14 juin 1843.

Je suis bien heureux d’apprendre que vous allez mieux et bien fâché que vous ayez pleuré. Vous vous méprenez toujours sur le sens de mes paroles. Vous voyez de la colère ou de la méchanceté où il n’y a que de la tristesse. Je ne me souviens plus de ce que je vous ai dit cette fois, mais je suis sûr que je n’ai voulu dire qu’une chose, c’est que vous m’avez fait beaucoup de peine. Tous ces querelles qui surviennent entre nous me prouvent que nous sommes très-différents, et, comme, malgré cette différence-là, il y a entre nous une affinité grande, — c’est le Wahlverwandschaft de Goethe, — il résulte nécessairement un combat qui me fait souffrir. Lorsque je dis que je souffre, ce ne sont pas des reproches que je vous adresse. Je vois en noir ce qu’un instant auparavant j’avais vu en couleur de rose. Vous savez très-bien effacer ce noir avec deux paroles, et, ce soir, en lisant votre lettre, je pense avec bonheur que le soleil n’est peut-être pas perdu. Mais votre système de gouvernement est toujours le même ; vous me ferez toujours enrager après m’avoir rendu par moments très-heureux. Quelqu’un plus philosophe que moi prendrait le bonheur quand il vient et ne se fâcherait pas du mal. C’est le défaut de ma nature de me rappeler tout le mal passé quand je souffre ; mais aussi je me rappelle tout le bonheur quand je suis heureux. J’ai beaucoup travaillé à vous oublier depuis tantôt trois semaines, mais je n’y ai pas trop bien réussi. L’odeur de vos lettres a été une difficulté très-grande à la tâche que je m’étais imposée. Vous souvenez-vous que j’ai senti cette odeur indienne un jour que nous nous sommes fait beaucoup de peine et aussi, je crois, beaucoup de plaisir ?

Je suis accablé d’affaires.

Écrivez-moi vite. J’ai travaillé beaucoup et à de drôles de choses. Je vous en parlerai quand nous nous verrons.