Lettres écrites du sud de l’Inde/07

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Lettres écrites du sud de l’Inde
Revue des Deux Mondes5e période, tome 46 (p. 114-148).
LETTRES ÉCRITES
DU
SUD DE L’INDE

VI[1]
LE CARNATE
La ballade de Genji. — L’escalade des Français
Les Djaînas de Sittamour.


Genji, 22 septembre 1901.

... La légende du rajah Desing, gouverneur de Genji, vaut moins par son caractère héroïque que par l’idée qu’elle nous donne des tendances d’un hindouisme local s’opposant aux dominations musulmanes de Golconde et de Bijapour. Le temps aidant, la tradition s’étendit sur tous les territoires de Genji à Arcot, rapportant sans doute arbitrairement aux fondateurs de Singaveram et du vieux Genji des montagnes, les exploits des Mahrattes de Sivadji et de Raja-Ram. Ceux-ci occupèrent, perdirent et reprirent le nouveau Genji au cours de leurs luttes sans trêve contre les grands officiers musulmans du Mogol de Delhi. Le vieux Genji ne tient que peu de place dans ces chroniques locales. Il est cependant signalé dans celle de Desing rajah qui date de 1721. C’est bien, en effet, au cours de cette année, que le gouverneur radjpoute du nouveau Genji, Tej-Sing, — le Desing de la Ballade, — fut tué dans une bataille qu’il livra au Nabab d’Arcot, Sadatulla-Khan.

L’aventure de Tej-Sing est peu importante en soi. Il ne fut certes pas le premier radjpoute qui refusa de payer le tribut entre les mains d’un officier du Grand Mogol. Mais cet obscur gouverneur devint un type représentatif du patriotisme, ou, pour mieux dire, de l’indépendance féodale des tchatrias brahmanistes contre le vieil envahisseur musulman. Toute l’histoire du Carnate, ou plutôt de l’Inde dravidienne en son entier, est dans cette guerre séculaire entre Hindous et Maures. Aussi loin qu’on se reporte dans l’obscure chronologie de la région, apparaît cette notion première qui s’éclaire, au XVIe siècle, par la certitude des faits. La puissante maison de Vijianagar succombe en 1565 sous les efforts combinés des souverains islamites de Golconde, Bijapour, Ahmednagar et Bedar. Sur le champ de bataille de Palikota se décida le sort du pays situé entre le Kistna et le Godavéry.

La légende veut que l’usurpateur Rama Radjah y ait trouvé la fin de sa carrière et de ses forfaits. Pris pendant le combat, il aurait été mis à mort par les vainqueurs. Sa tête, macérée dans l’huile de santal et peinte en rouge, serait restée exposée dans la ville de Bijapour pendant tout un siècle. Ainsi fut puni Rama Radjah pour avoir dépossédé son souverain le jeune Sadaciva, et occupé contre tout droit le trône de Vijianagar.

Le prince légitime fut heureux de conserver, après la défaite, un pouvoir nominal sur les territoires de Madura, de Tanjore et de Genji que lui disputèrent par la suite les Najakas ou vice-rois de ces deux derniers districts, alliés avec le fameux Tiroumale-Najaka de Madura. Pour comble d’infortune, le malheureux souverain de Vijianagar dut appeler à son secours ses anciens ennemis. Vers la même époque, à un autre bout du monde, Henri III de Valois, réduit aux pareilles extrémités par les ligueurs parisiens à la solde de l’Espagne, requérait l’assistance d’Henri de Navarre. Les musulmans de Golconde ne se firent point faute d’intervenir. Ils commencèrent contre les Najakas du Mysore, du Deccan et du Carnate ces campagnes de sièges qui devaient durer près d’un siècle. Genji est investi par les contingens de Golconde, sans succès. Ceux de Bijapour reprennent les opérations. Alors apparaît Shadji, père du fameux Sivadji. C’est lui qui commande les troupes de Bijapour, qui, en 1638, s’emparèrent de la plus fameuse entre les forteresses du Carnate. Mais les vainqueurs ne gardèrent pas paisiblement leur conquête.

La mort du grand Tiroumale Najaka de Madura fut le signal de nouveaux troubles. Une tradition fabuleuse, brahmaniste par ses tendances, entoure cette mort des circonstances les plus singulières. Outrés de la faveur où le Najaka tenait le Père Robert de Nobili, le célèbre jésuite qui évangélisa le Maduré, les Brahmes auraient muré Tiroumale dans le souterrain où reposaient ses trésors, et il y serait mort de faim.

Jusqu’à la destruction des dynasties musulmanes du Carnate et du Deccan par l’empereur Aureng-Zeb, en 1687, une anarchie sans frein se déchaîne dans la péninsule. Elle redouble à la mort du Najaka Chokhanata : gens de Bijapour, Mysoriens, Mahrattes luttent comme au hasard, s’arrachent des lambeaux de provinces, tuent, pillent, incendient, rançonnent. Dans ces luttes stériles tourbillonnent les innombrables escadrons des Mahrattes et les épais bataillons des Maures, avec les mercenaires : Afghans, Béloutchis, Arabes, aventuriers d’Europe qu’accompagneront par la suite des Abyssins et des nègres. Impossible de savoir au compte de qui chacun travaille sur le pays, dépecé et pantelant. Sectateurs de l’Islam ou de Brahma, chrétiens, dépouillent et brûlent à l’envi les pagodes. Il n’est petit chef de bande, chétif roitelet, qui ne tienne son parti, depuis le setupati Sambuji de Genji jusqu’au Bhonsla Ekoji, qui fonde à Tanjore une principauté mahratte.

Le Najaka Ranga Krischna bat les Mysoriens, rétablit l’ordre dans le Maduré, mais c’est pour un temps bien court. Quand il meurt en 1689, tout retombe dans le désordre. La régente Mangamal, qui lui succède à Madura, est emportée dans la tempête. La légende de sa mort fait le pendant à celle du grand Tiroumale, mais elle est plus vraisemblable. Cette princesse, qui semble s’être signalée beaucoup plus par sa tolérance que par sa fermeté, périt victime des Brahmes. Ils lui reprochaient sa bienveillance à l’égard des missionnaires catholiques dont l’influence allait croissant. Sans doute la princesse se refusa-t-elle à quelqu’une de ces exécutions dont le supplice du Père Brito dans le Travancore peut être pris pour exemple. Les Brahmes perdirent Mangamal dans l’esprit du jeune prince Vijiaga Ranga Chokanatha. Et quand il monta sur le trône, en 1704, son premier acte de gouvernement fut de condamner la régente à mourir de faim.

Cependant les Mahrattes de Sivadji voyaient décliner leur puissance dans le Sud de la péninsule. La ruine de ces « ennemis invétérés de toute autorité établie » suivit d’assez près celle des dynasties de Golconde et de Bijapour. Alliée avec la première, Sivadji avait réussi, deux ans avant sa mort, à se rendre maître de Genji, par un compromis avec le gouverneur musulman, en 1677. Mais Aureng-Zeb approchait. Quand il eut détruit la dynastie d’Adel en 1686, et celle de Koutoub en 1687, le vieil empereur s’occupa des Mahrattes, et si bien qu’en l’année de sa mort (1707) les cavaliers de Pounah étaient refoulés le long de la côte occidentale.

Le régent des Mahrattes, Ram Raja, fut investi dans Genji par l’Empereur en personne (1693), puis par ses lieutenans. La tradition veut que Ram Raja ait résisté pendant sept années. Je vous ai dit comment il s’enfuit à Vellore après la prise de Genji. Puis des accords survinrent, et les gouverneurs des forteresses du Deccan et du Carnate reconnurent l’autorité du Mogol. Peu importait aux faibles successeurs d’Aureng-Zeb que ces forteresses fussent tenues par des radjpoutes ou de ? gens de Golconde, pourvu qu’ils payassent le tribut entre les mains des Nawabs établis par les vice-rois. Le prestige de l’autorité impériale était ainsi sauvegardé, sans que l’anarchie cessât de régner dans la péninsule. Bientôt, avec Dupleix, les Français commenceront de se mêler aux intrigues et aux conspirations ourdies contre les fantômes impériaux de Delhi A nouveau les cavaliers de Pounah inondent le Deccan et le Carnate, et les radjjoutes qui les ont appelés se disputent les châteaux et les villes. Des usurpateurs, des prétendans, des chefs de bandes, l’énumération défie tout calcul. C’est un désordre sauvage où les deux Compagnies des Indes, l’anglaise et la française, s’embusquent pour pêcher en eau trouble. L’importance fabuleuse des contributions, des rançons, le produit des pillages se chiffre, au vrai, par milliards. Il semble que les richesses du Nouveau Monde aient été pauvreté auprès de ces trésors des Nababs qui, en moins d’un siècle, prirent le chemin de l’Europe. La sauvagerie des procès que l’on fit, à Paris et à Londres, aux hommes qui drainèrent ainsi l’épargne millénaire de l’Inde, s’explique aisément. Il y a toujours des consciences courageuses pour s’émouvoir quand il s’agit de faire rendre gorge...

La raison du plus fort prévaut seule désormais dans cette lutte entre l’hindouisme et l’islamisme, exploitée par des tiers. La main de fer du terrible Aureng-Zeb ne s’abat plus sur les factieux. La descendance de Timour, condamnée, sans appel, meurt lentement sous les coups des Persans et des Mahrattes. Baladji Badji Rao, ce brahme qui commande avec le titre de Peshwa les chevauchées des Mahrattes, se fait même accepter par le Mogol. Il lui impose et son alliance et une garde de 500 cavaliers. Les barbares n’en avaient pas agi autrement avec Rome.

Déjà les Français, sous Martin, avaient acheté du rajah de Genji, Shere Kan Lodi, le territoire de Pondichéry. Peu après, le Mogol vendait ce même territoire aux Hollandais, qui en expulsaient les Français pour un temps. Les Anglais, acquéreurs du territoire de Madras, s’arrangeaient à grand’peine avec le lieutenant du Mogol, Daoud Khan, qui voulait les évincer. Mais bientôt ces Anglais si humbles, gouvernés par M. Pitt, aïeul du grand William Pitt, vont se mêler aux affaires de l’Inde dravidienne et mettre d’accord les parties en les croquant les unes après les autres.


Genji, 22 septembre 1901.

... Ces explications étaient nécessaires pour l’intelligence du sujet. Elles vous permettent de comprendre ce qu’eurent de réel les malheurs du rajah Desing, malheurs illustrés par la ballade de Genji. Desing refusa de payer le tribut régulier au nawab d’Arcot, Sadatulla-Khan. Si les motifs de ce refus sont donnés tout au long dans la ballade, celle-ci est intéressante pour beaucoup d’autres raisons. Il convient d’y voir un monument typique de cette littérature populaire où se mêlent les tendances islamites et brahmanistes sous les oripeaux pailletés de la grandiloquence persane. À cette littérature de bazar l’enflure iranienne prête quelque qualité sans en augmenter le caractère. A la Perse l’on doit imputer ces exagérations numériques que l’on relève dans la partie guerrière du récit, tandis qu’à la poétique de l’Islam appartient l’importance donnée aux qualités du cheval, et au brahmanisme le respect des rites et la nature des dieux.

Pour grossier qu’il soit, ce poème mérite d’être connu, et c’est grand dommage qu’on ne l’ait pas, à ma connaissance, publié en français, non d’après ces exemplaires imprimés en tamoul qui se vendent à Madras, mais d’après une lecture plus ancienne. Je n’ai pu m’en procurer sur les lieux. Avant donc de partir pour Genji, j’ai fait traduire littéralement l’édition vulgaire par l’excellent Singaravélou, attaché à la bibliothèque de Pondichéry. Singaravélou est un homme de caste, instruit et bienveillant, dont la famille abonde en renseignemens sur le Coromandel et le Carnate. Je suis trop heureux de lui témoigner ma reconnaissance pour le dévouement qu’il apporta à m’instruira sur mainte particularité de l’histoire de l’Inde dravidienne...

Après les invocations d’usage aux dieux, la ballade débute par l’apparition du cheval divin que le Mogol de Delhi devait offrir par la suite à Desing Rajah et qui fut la cause des malheurs de son maître. Plus d’un million de Richis sont rassemblés pour l’œuvre de pénitence au pied du grand mont Mérou. Le bruit de leurs prières parvient jusqu’au Kaïlassa, paradis de Çiva et jusqu’au Vaïkoundam, paradis de Vichnou. Entre tous ces saints, un musulman se faisait remarquer par la rigueur de ses mortifications, quand, se dirigeant vers lui avec une merveilleuse vitesse, un cheval apparut. Tout dans ce coursier à la robe dorée annonçait la nature divine. C’était un Barassari, un étalon céleste. Le pieux musulman n’eut pas sitôt vu cet être surnaturel qu’il courut à sa rencontre. Et le Barassari hennit au Musulman du pays de Coorg. Le saint tendit un filet magique et la bête s’y laissa prendre.

Le fakir choisit alors quatre mille cavaliers, parmi les meilleurs, pour l’accompagner à Delhi, car il avait résolu d’offrir en présent le cheval du ciel à l’Empereur. On entre dans Delhi ; mais le Barassari, frémissant dans ses entraves de fer, pousse des hennissemens formidables. Ils ébranlent les palais et les maisons. Et la plupart des habitans de Delhi en tombèrent sur le sol, sans mouvement et sans voix...

L’histoire se traîne ainsi jusqu’à l’arrivée du père de Desing Rajah à la Cour Je Delhi. La ballade l’appelle Terani Maharajah, mais son nom véritable est Sarup-Sing, et ce radjpoute fut, en effet, gouverneur de Genji. L’Empereur, ne trouvant personne capable de dompter le cheval divin, a donné l’ordre à ses grands vassaux de se réunir à Delhi. Chacun d’eux est invité à monter le Barassari. Le cavalier qui fera ainsi le tour de la ville deviendra propriétaire du cheval et recevra des présens d’une incalculable richesse. Mais s’il échoue ou refuse de tenter l’épreuve, il sera emprisonné pendant sept années.

Et tel est l’effroi qu’inspire le coursier du fakir que tous les princes préfèrent la prison au risque de perdre la vie en se confiant à la bête surnaturelle. Le sort de Terani fut celui des autres rajahs.

Sa femme, cependant, peu de jours après son départ de Genji, mit au monde un fils. Quand il eut atteint l’âge de cinq ans, l’enfant demandait sans cesse ce qu’était devenu son père ; et les pleurs de sa mère répondaient seuls à ses questions. « Chère mère, quelle tristesse est la vôtre ? Tous les écoliers, mes amis, ont père et mère, moi seul ne connais pas mon père ! » Alors la princesse se décide à parler : « Mon fils, pour voir votre père, hélas ! il vous faut attendre encore deux années. » Et elle raconte le malheur de Terani Radjah. « Ma mère, permettez-moi de partir pour Delhi. Je délivrerai mon père et mon oncle, prisonnier avec lui ; et le cheval magique sera à moi. — Y pensez-vous, mon fils ! Vous êtes un enfant en bas âge ! « Et la princesse, fatiguée de pleurer, tombe sans connaissance.

Alors l’enfant fit trois tours autour de sa mère, se prosterna à ses pieds, et s’en fut à la pagode où Vichnou était adoré sous le nom de Ranganaden. Exposant au Dieu les motifs de son voyage, il l’adjure de le protéger dans son entreprise, d’être toujours avec lui, de l’aider à dompter le Barassari. Vichnou promit au jeune Desing de l’assister en toutes circonstances.

Mais avant que d’entreprendre son voyage, l’enfant ouvre son cœur à Movottoucaren, son ami pour la vie. Ensemble ils feront la route. Bien montés, munis d’argent, ils atteignent Delhi en dix jours. Là, l’Empereur tient son Durbar auquel assistent le père et l’oncle de Desing, et aussi les cinquante-six princes prisonniers. « Dans le palais, tel un lionceau, s’élance le jeune Desing. A la vue de cet enfant si beau, toute l’assemblée se lève pour saluer. L’Empereur fit de même. »

Les deux enfans saluent le Mogol : « Seigneur, dit Desing, j’ai appris qu’à Delhi est un cheval divin. De loin je suis venu pour l’essayer comme monture. » Tel un coup de foudre, ces paroles ébranlent l’Empereur : « Quoi ! si jeune, d’une beauté céleste, veut-il tenter l’impossible, et compte-t-il réussir où tant de braves ont échoué ? Et, s’il échoue, son sort sera pareil I Enfant, pourquoi avoir entrepris un semblable voyage, et quel est ton sang ? Ton père, ta mère, la ville où tu naquis ? Réponds à ma question ! »... Et l’enfant raconta tout : « Je suis le fils de Terani Radjah, ma mère a nom Devarambaye, ma ville natale est Genji. Pour délivrer mon père, et mon oncle, dompter le Barassari, je suis venu ici ! » Alors le père embrasse son fils et s’écrie tout en pleurs : « Mon fils, ne commettez pas une pareille imprudence. Plutôt demanderai-je à l’Empereur la grâce de partir pour Genji ! — Non, mon père ! venu ici pour monter le cheval divin, je n’obéirai point, comme vous, aux mauvais conseils de la peur. Vous avez succombé et payez de votre captivité cette défaillance. Pour moi, si je ne suis pas fidèle à mon serment, je cesse d’être le fils de l’illustre Maharadja Terani ! »

Sourd aux prières de l’Empereur lui-même qui l’adjure de renoncer à sa folle entreprise, le jeune Desing fait détacher le cheval. A peine est-il en selle qu’il invoque Vichnou ; « Hari ! Hari ! Krichna, Govinda !... Et vous seigneurs, ne prenez soin de moi. Un jour ou l’autre, il nous faut mourir ! » Et tandis que le peuple se lamente, le Barassari s’enlève dans les airs avec l’enfant cavalier. Il franchit les fleuves, les montagnes, gagne le ciel, sans réussir à se débarrasser de son fardeau : « Pour mon malheur cet enfant est né ! » Durant cinq jours, durant cinq nuits, il vole dans l’espace. Desing, exténué, se couche sur le dos de la bête magique, il invoque Ranganaden et s’endort. Prenant en pitié l’enfant, le Dieu apparaît et menace le cheval : « Retourne à Delhi avec ce prince. Plus tard, tu le porteras à la guerre, quand à Genji il combattra. Tous deux je vous ravirai jusqu’à mon Paradis. »

Le cheval obéit au Dieu. L’enfant se réveille à Delhi où l’Empereur lui offre son trône et sa fille. Desing refuse : « Depuis six mois, j’ai laissé mon Genji et ma mère. Laissez-moi partir ! » Alors l’Empereur supplie Torani Radjah de consentir au mariage de son fils. Le père oppose l’âge de Desing. « Il n’a que cinq ans ! Mais j’accepte le contrat pour sa vingtième année. » L’Empereur déclare que le rajah de Genji ne sera plus tributaire. Il met en liberté les cinquante-six princes détenus. Tous chantent les louanges de Desing.

Sept années se passent après le retour à Genji de Desing, de son père et de son oncle. Puis meurent Terani et la mère du jeune prince. C’est Terani Sing, l’oncle, qui est régent. Quand Desing atteint l’âge de dix-huit ans, on célèbre ses noces avec la fille de l’Empereur, arrivée de Delhi, et les fêtes du mariage et du couronnement durent six mois. Toujours les époux sont séparés par une tenture qui partage en deux l’appartement. Jamais la princesse n’a vu le prince, jamais le prince n’a vu le visage de la princesse. Ainsi en fut-il pendant douze ans.


Mais voici que le Mogol de Delhi demande à son ministre : « Les tributaires se sont-ils acquittés ? — Tous ont payé, Seigneur, excepté le Nawab d’Arcot qui, depuis douze années, n’a rien envoyé. » L’Empereur fait mander au Nawab de s’exécuter, sinon on le punira de la prison. Une correspondance administrative s’engage par quoi l’Empereur apprend que le Nawab n’a jamais pu obtenir de Desing Radjah le payement de son tribut. Des pages entières du poème sont consacrées à cette partie financière de l’histoire, et il n’y est pas fait grâce d’une seule lettre. On y cite tous les noms des cent soixante-douze Paléagars tributaires du Nawab. Et chacune des épîtres, — mieux vaudrait, au vrai, dire de ces dépêches ministérielles, — se termine par ces mots : « Depuis douze années, Desing Radjah n’a pas payé. »

Enfin le Nawab est autorisé par l’Empereur à employer la force. Toundamallavinan, lieutenant du Nawab Sadatulla Khan, marche sur Genji à la tête d’une puissante armée. Sur son passage, les pays s’émeuvent, et les Paléagars essayent d’intervenir. Mais l’officier, sans les entendre, continue sa route et pénètre dans le district de Genji. Jusqu’ici, Desing n’a répondu aux sommations que par le mépris.

On peut s’étonner de son mutisme, car il aurait pu arguer, tout d’abord, de l’exonération dont l’avait favorisé, douze années auparavant, l’Empereur en personne. Mais les faits héroïques ne se laissent pas réduire par la logique. Si tout se passait suivant la vérité des choses, une certaine poésie n’y trouverait pas son compte, et la fin tragique de Desing se réduirait au cas d’un contribuable obstiné à ne point produire ses quittances non plus que ses avis de dégrèvement.

Et d’ailleurs, le récit nous laisse à cet égard dans une merveilleuse incertitude. On pourrait croire que Desing n’a pas été prévenu de ce qu’on tramait contre lui, ou bien que l’Empereur a oublié ses engagemens.

C’est par le soin du tam-tam que fait battre Toundamallavinan, trois jours après son établissement sur les rives de la rivière de Genji, que l’oncle de Desing, Terani Sing, qui régnait au vieux Genji, apprit l’arrivée de l’ennemi. Quant à Desing, tout occupé de ses dévotions, il ne sait rien des choses d’ici-bas. La pagode oh il prie est le seul monde qu’il connaisse. Lorsque Terani Sing vient le déranger dans son tête-à-tête avec Vichnou Ranganaden, le rajah se contente de lui dire : « Mon oncle, du haut de votre terrasse vous avez vu de vos yeux l’armée du musulman campée à quelques portées de trait. Vous avez couru jusqu’à ma place de Genji et vous m’avez reproché d’adorer Ranganaden tandis que les forces du Nawab occupent les rives du Sangarabarani ! Et je vous réponds : Mon oncle, nous devons depuis douze ans le tribut au Nawab. Ne craignez rien. Patientez un quart d’heure, mais n’interrompez pas mes prières. Envoyez quelques messagers vers l’armée du Nawab, et qu’ils s’informent. »

Ainsi Desing Radjah connaît les causes de l’invasion, et il ne daigne pas s’expliquer. Son oncle, sans se permettre une observation, expédie deux émissaires à Toundamallavinan pour le p rier de se rendre auprès de Desing. Aussitôt l’officier monte sur son éléphant et s’en va rendre visite à Desing. Le rajah a terminé ses oraisons. Il revêt son costume officiel et donne audience au lieutenant du Nawab. C’est une audience solennelle à laquelle assistent tous les Paléagars qu’on a mandés pour la circonstance.

Toundamallavinan se prosterne aux pieds de Desing, qui lui rend son salut. Mais après ce sacrifice à l’étiquette, la colère de Desing éclate. Par des paroles dures, il interpelle le musulman : « Depuis vingt-deux ans que je vis, jamais je n’ai vu les troupes du Nawab sur mes terres ! Et vous, avec quelle audace avez-vous battu le tam-tam sur mon bien !... C’est pour perdre la vie que vous êtes venu ici !... »

A entendre ce discours, Toundamallavinan, tremblant, se prosterne et dit respectueusement : « Maharadjah, je ne suis pas venu pour vous faire la guerre, mais pour vous demander l’argent du tribut que vous devez depuis douze ans. »

Vous vous tromperiez fort en pensant que Desing répondit qu’il avait été dispensé du tribut par la faveur impériale. Les déclarations raisonnables du lieutenant du Nawab ne réussirent qu’à le transporter de colère. Grinçant des dents, il frappe du poing la table, et profère des menaces de mort :

« Quels propos osez-vous me tenir ? Je ne connais pas ce tribut ! Le Nawab lui-même, s’il eût ainsi parlé devant moi, je l’aurais sitôt mis en pièces ! Si le Nawab est de noble race, qu’il vienne en personne réclamer cet argent !… »

Toundamallavinan en demeura muet de terreur. Il balbutia des mots sans suite, invoqua Vichnou, et sortit à reculons, en se prosternant. Mais l’émotion qui le tenait était telle, qu’il ne put monter à cheval, ni même à dos d’éléphant. Ce fut dans un palanquin qu’il se fit porter. Ainsi couché, il regagna Arcot avec ses troupes et une lettre que Desing lui avait remise pour le Nawab. Et, pour annoncer son retour, il donna l’ordre de battre le tam-tam.

Les sons de l’airain chatouillèrent agréablement l’oreille du Nawab : « Tout va bien, se dit-il, voilà Toundamallavinan qui arrive avec l’argent. » Aussitôt il manda le trésorier Bangarounaïker et le Scharaf, c’est-à-dire le comptable qui a charge de reconnaître les espèces. Il ordonna aussi d’allumer des lampes sans nombre, d’étendre les plus beaux tapis. Puis le Nawab attendit, d’un cœur joyeux, l’entrée de son lieutenant.

Ici la traduction littérale s’impose. À qui connaît le caractère hindou, l’entrevue du Nawab et de son officier apparaîtra comme le chef-d’œuvre du genre.

« Toundamallavinan fit un grand salam au Nawab. — où est l’argent ? demanda celui-ci. — Que voulez-vous que je vous dise, ô Nawab ! Il m’a fait affreusement souffrir. Il m’a menacé de mort. Et j’ai peur de vous exposer tout ce qui s’est passé à sa cour. Voici la lettre qu’il m’a remise. Lisez, et vous connaîtrez sa réponse ! — Le Nawab reçoit la lettre et la donne à Ranganadapoullé, son secrétaire. Le secrétaire lut la lettre et baissa la tête. Et le Nawab s’écria : — Qu’est-ce que vous avez à dire ? Ne craignez rien ! Dans deux heures, je ferai démolir la forteresse de Genji ; je réduirai en captivité les hommes comme les femmes ! Dites la vérité, Ranganadapoullé.

« Ranganadapoullé lut la lettre : « Dites au Nawab de venir aujourd’hui ! S’il est homme, il le fera. Je lui payerai l’argent au tranchant du glaive. Si le Nawab est une femme, il n’a qu’à se sauver. Cette année, la récolte des grains est abondante, qu’il en charge ses chariots. Dans la citadelle de Genji, il n’y a que des pierres et du sable, — que le Nawab les emporte à Arcot. — Seigneur, en ces termes injurieux Desing vous a écrit. » Le Nawab, quand il entendit ces paroles, ne put contenir sa colère, il tire son épée du fourreau. Il commande à Bangarounaïker de rassembler les troupes, d’écrire aux cent soixante-douze Paléagars... »

Suit une énumération des forces d’où il découle que l’armée du Nawab couvre en superficie cent soixante kilomètres. Le Nawab est à sa tête, en personne ; monté sur son éléphant couvert de pierreries, il invoque Allah. Et voici l’ennemi campé à nouveau devant Genji où Desing, tout à ses dévotions, demeure insensible aux pires dégâts, tels que le sac de Déivanépettou.

L’histoire recommence alors avec l’intervention de l’oncle. Insensible à tout, Desing ne s’émeut qu’à la nouvelle du grand sacrilège des musulmans. Ils ont dévasté, pillé la pagode de Ranganaden. C’en est trop. Le rajah de Genji se fait vêtir et armer. Il expédie trois pions vers son cher Movottoucaren, à Valdaour. Celui-ci était en train de célébrer son mariage. Sans écouter les lamentations de ses parens, il part aussitôt, dans son costume de marié, avec le « kankanasa » de safran lié à sa main droite par une tresse. Movottoucaren monte à cheval. Bientôt il arrive à Genji. En vain trois cents cavaliers tentent de l’arrêter. Plus rapide qu’un météore, il les disperse, bouscule le Nawab, traverse son camp et rejoint Desing.

Le premier soin des deux amis est de se féliciter sur le bonheur de posséder le courage guerrier : « Un brave ne tient pas compte de son épouse. Moi, Desing, je suis marié depuis trois ans et je n’ai pas encore vu le visage de ma femme. Aujourd’hui, pourtant, je la verrai, et je prendrai congé d’elle ! » Mais, respectueux des devoirs de famille, Desing demande au Roi son oncle la permission d’engager le combat.

« Mon cher neveu, n’allez pas à la guerre aujourd’hui, c’est un mauvais jour. Vous naquîtes un vendredi, un vendredi fut le jour de naissance de la Reine, et votre cheval est né un vendredi. C’est un vendredi que commence cette guerre. Attendez à demain ! Vous êtes jeune encore pour vous lancer dans une aussi périlleuse action. Et vous ne pouvez voir le visage de la Reine avant six mois. Ainsi en décida le Gourou, votre maître spirituel et le mien. Si vous voyez votre femme avant ce terme, un grand malheur, sans faute, vous atteindra. »

Et comme à ce discours Desing entre dans une épouvantable colère, l’oncle ordonne de diviser par un rideau l’appartement de la Reine. Desing y pénètre et les suivantes parent la princesse impatiente de se rendre auprès de son époux. À la vue de la tenture qui l’en sépare, la princesse s’étonne : « Pourquoi ce rideau ? Est-ce bien vous qui m’avez appelé ? — Ecoute, Reine, je pars en guerre contre le Nawab, et si je viens, c’est pour prendre congé de toi. » Les larmes alors se mêlent à la voix de l’épouse : « Eh ! quoi, vous allez quitter la forteresse ! Combattez, mais ne sortez pas des murailles ! — Non, non, quelles paroles entends-je là ? Reine, tu parles sans courage ! »

Les pleurs de la princesse ruissellent. Jamais elle n’a goûté les plaisirs de l’amour. Jamais elle n’a vu le visage de son époux : « Aurez-vous le courage de me laisser ainsi ! Non, je ne vous permets pas de partir ! Si, sourd à ma voix, vous vous éloignez, la victoire vous échappera. Et si vous revenez vaincu, je ferai fermer devant vous les portes. Je brûlerai le fort et le palais, je les ruinerai par le canon !… Et maintenant, allez, mon époux ! — Que la colère ne t’égare pas, ô ma Reine, répond Desing en riant. Je prends congé de toi le cœur léger. Et toi, veille sur ma citadelle ! »

La Reine tient dans sa main la feuille de bétel et la noix d’areck. Desing tend sa droite entre les rideaux. La Reine attire à elle la main de son époux, la serre avec force, pleure sur sa beauté : « Si votre main est si belle, quelle peut être la splendeur de votre face ! » Elle couvre de baisers cette main chérie, l’arrose de ses larmes ; et le cœur brisé, elle sort de l’appartement.

Ayant ainsi reçu le bétel des adieux, Desing fait seller le Barassari. « Oh ! mon cheval, si je remporte la victoire, je vous couvrirai d’une housse de perles ! » Mais la bête divine, qui connaît l’avenir, pleure, se roule sur la terre, cherche à mordre, fouette l’air de sa queue. C’est pourquoi Desing ne lui ménage point le blâme. Il reproche au cheval son ingratitude : « Quelle est votre conduite, Barassari ! Je vous ai acheté douze mille pagodes d’or, et jusqu’ici vous m’en avez coûté trente mille pour votre seule nourriture. En place d’eau, je vous ai abreuvé de vin. Je vous ai donné des pois de premier choix au lieu d’avoine. Je vous ai soigné comme mon propre enfant… Et, maintenant, vous craignez la mort ? Barassari, celui qui vit mille ans doit pourtant mourir un jour. Celui à qui fut donnée l’existence, celui-là, la mort le suit toujours. Tomber sur le champ de bataille, c’est unir en béros et gagner le paradis d’Indra. Ne craignez rien, Barassari ! Où vous tomberez, je tomberai aussi. »

Le Barassari écouta attentivement ce discours plein de force et de courage, il en hennit de joie et se prosterna aux pieds de son maître. Le rajah invoque les dieux, se met en selle, et part avec trois cents chevaux. Mais, quand il passe devant la pagode de Ranganaden, son premier soin est de mettre pied à terre et d’implorer la protection de son dieu.

Entré dans le sanctuaire, il couvre l’image de guirlandes, l’asperge d’essences précieuses, lui promet une couronne d’or si elle lui donne la victoire : « Maintenant, Roi tout-puissant, faites-moi connaître mon sort par des présages bons ou mauvais ! » Desing, prosterné, attend la réponse de Ranganaden. Bientôt, les signes se manifestent ; le destin lui est contraire.

Les guirlandes passées au cou de la statue noircissent, les yeux de la statue laissent couler des larmes, ses bijoux se détachent, l’ornement de son front tombe sur les dalles. La lampe sainte s’éteint. Les signes se multiplient, augmentent de gravité. Le gopura du sanctuaire s’écroule. La déesse Latchmi qui se dresse sur l’autel à côté de son époux Vichnou pousse des cris de douleur et fond en larmes. Le haut pilier, sur lequel Garouda aux ailes éployées repose, se brise en deux. Et le génie placé du côté de l’Est se tourne vers l’Ouest.

Ainsi les présages de malheur se succèdent sans ébranler le courage du rajah : « Oh ! Ranganaden, pourquoi tant de colère contre moi ! Je suis un noble guerrier et qui ne craint pas la mort ! Mortel je suis, éternel vous êtes. Avec bravoure, j’affronterai le péril. Ne m’abandonnez pas, ô mon Dieu protecteur. Ne m’envoyez point la mort au milieu du combat. Que mes jours prennent leur fin avec la fin de l’épreuve. Recevez mon âme humble entre vos pieds sacrés ! »

Puis, ayant fait le tour de la pagode à cheval, Desing marche vers l’ennemi. Au seul bruit de son approche, les troupes du Nawab perdent courage : « Nawab, Nawab, voilà Desing qui s’approche monté sur son Barassari, tel un lion rugissant. C’en est fait de nous ! Il va nous tailler en pièces ! Si nous ne pouvons vaincre par la force, employons la ruse. »

Sur le conseil du prudent Bangarounaïker, les musulmans rompent les digues des deux étangs, et la rivière de Genji déborde. Ainsi protégé contre une surprise, le Nawab dispose son armée. Cependant Desing, tout au soin de haranguer ses guerriers, n’a pas su prévoir l’artifice. La rivière grossie l’arrête, mais c’est pour peu de temps. Méprisant, comme d’usage, les avis de son oncle qui lui conseille d’attendre la fin de la crue, il se jette dans l’eau mugissante. Tous passent à sa suite, non sans perte d’hommes et de chevaux.

Mais voilà qu’une dispute s’engage entre Desing et Movottoucaren : à qui sera l’honneur de frapper les premiers coups ? Le rajah se décide. Il ne privera pas son ami de cette joie. Movoltoucaren part sur son bon cheval Nilavéni qui saute par-dessus les boulets. Bientôt les morts se comptent par milliers. Movottoucaren et Nilavéni « écrasent comme des moustiques les soldats du Nawab.» Enfin Movottoucaren, plus occupé de frapper que de parer, reçoit un coup d’épée par la main de Cheick Mohammadour. Outré de colère et de douleur, il brandit son acier étincelant sur le musulman qu’il a saisi par le poignet ; il va lui abattre la tête. Cheick Mohammadour s’écrie :

— « Salam ! salam, seigneur Movottoucaren ! Si vous me laissez la vie, je publierai partout votre nom. Sans réfléchir, je suis venu à la guerre ! Vous êtes mon père, vous êtes ma mère ! Sauvez ma tête ! Je suis votre esclave !... Accordez-moi asile et protection. » En finissant cette prière, Cheick Mohammadour se prosterne aux pieds de son ennemi et fait de grands salams. — « Je ne puis épargner personne à la guerre, » répond Movottoucaren. Il a tranché et jeté la main qui le blessa. Il continue le carnage...

Enfin, las de vaincre, épuisé par la perte de son sang, Movottoucaren se retire vers Genji. Mais deux musulmans, embusqués derrière un buisson, tirent sur lui. Atteint au front, le jeune homme tombe mort. Ce fut là son premier et son dernier combat. Le cheval Nilavéni échappe aux Maures qui essayent de le prendre, et c’est en le voyant arriver, couvert de sang, que Desing apprend le sort malheureux de son ami. Prenant la bête fidèle pour guide, le rajah découvre le corps de Movottoucaren :

« Hélas ! ami de ma vie, seul vous êtes mort, mais je vous suivrai ! Cherchez-moi, en attendant, une place auprès de vous, et je vous rejoindrai, après avoir tué le Nawab. »

Une heure de temps, Desing ainsi pleura. Il a fait creuser une grande fosse et on y enterre Movottoucaren que sa monture veut accompagner dans la mort.

« Le cheval Nilavéni plie les genoux et se couche aux côtés de son maître. D’un coup de son épée, Desing lui ôta la vie. » Puis le rajah vole au combat. Après un affreux carnage, il se retire victorieux et s’arrête sous les murs de Genji, pour y prendre un peu de repos.

Mais voici que son cousin Tane-Sing le rejoint, et lui reproche d’avoir quitté le champ de bataille alors que le Nawab est encore en vie.

Desing remonte à cheval et, suivi de cinq cavaliers, retourne à l’ennemi. Mais le Dieu Ranganaden, dont la protection l’avait couvert, l’abandonne : « Desing, mon fils, jusqu’à présent vous avez lutté sans malheur, et vous êtes resté victorieux. Ne continuez pas aujourd’hui cette guerre funeste. Demain, vous pourrez combattre à nouveau, et je serai avec vous. »

L’obstination chez Desing n’était pas inférieure à la dévotion. Il adora Ranganaden, sans lui obéir, et répéta son éternel refrain : « La mort arrive toujours. Aujourd’hui ou demain, dans un an ou dans cent ans, toujours le moment vient de mourir. Une fois que nous avons reçu le jour, la mort nous attend à toute heure. Je pars, ô mon Ranganaden ! »

En vain le Nawab envoie à Desing des propositions de paix. Desing suit aveuglément sa vengeance. Au vrai, il ne veut point survivre à son cher Movottoucaren. C’est par le suicide que le brahme répond à une irréparable injure. Le Mogol Mohammed Shah a outragé le rajah Desing, celui-ci saura mourir. La bataille reprend âpre et sanglante. Enfin Desing joint le Nawab qui le domine du haut de son éléphant. Comme le rajah fait cabrer son cheval pour l’atteindre, le cornac, d’un coup de cimeterre, abat la jambe droite du Barassari. Et cependant l’animal divin continua durant trois heures de combattre sur trois pieds. Nouvelle rencontre avec le Nawab. Cette fois le cornac coupe la jambe gauche du cheval. Alors Desing met pied à terre ; brandissant son épée radjpoute à deux mains, il achève sa monture céleste. En furieux, il se rue au plus épais des masses ennemies. Il s’arrête enfin, regarde autour de lui, derrière. Il est seul. Tout a succombé ou disparu devant lui. Alors le rajah se mit à genoux : « Personne n’est là pour me tuer. Je ne retournerai pas seul survivant des miens, dans Genji !... Ranganaden, mon Dieu, envoyez votre arme pour m’ôter la vie ! »

Ayant ainsi parlé, Desing se couche à terre, les yeux tournés vers le ciel, et invoque Vichnou. Il lance son épée en l’air et présente sa poitrine. L’arme retombe sur lui. Alors, ayant prononcé trois fois les noms sacrés de son Dieu, Desing Radjah expira.

Le Nawab pleure la mort de son généreux ennemi. Il a donné l’ordre à Bangarounaïker d’élever un tombeau pour le Barassari, il fait reconduire le corps de Desing à Genji dans son propre palanquin.

Le palanquin est à la porte du fort. La Reine apprend alors la nouvelle. Elle monte sur sa terrasse et s’écrie : « Si mon époux a une blessure à la poitrine, apportez-le ici. S’il a été frappé dans le dos, reprenez votre chemin ! — Il est tombé frappé à la poitrine ! » La princesse descend alors et s’abandonne à sa douleur. Pour la première et la dernière fois, elle a contemplé le visage de son époux-roi. Puis elle ordonne les funérailles. Elle commande de dresser un bûcher de bois odoriférant. Magnifiquement parée, vêtue du pagne jaune des fiancées, couverte de tous ses joyaux, elle invoque Ranganaden, Bhomidévi, déesse de la Terre, et Agayavani, la déesse du Ciel. Une dernière fois elle admira la face du rajah, et se livra aux flammes avec lui...

Telle est, très sommairement présentée, la ballade du rajah de Genji. Étudiée sur les lieux, elle offre un intérêt majeur et qui augmente d’autant que l’on connaît mieux l’ensemble fortifié ses entours et son histoire. Toute l’âme radjpoute revit en cette naïve et médiocre rapsodie où les tchatrias grandiloquens nous rappellent les héros d’Homère par leur insupportable jactance.

Et à cela ne s’arrêtent point les rapports. La tradition virgilienne se retrouve aussi dans les discours de Desing au Barassari. C’est le... Equum alloquitur mœrentem et talibus infit — Rhœbe diu... etc. Si Achille et Patrocle nous sont à nouveau présentés, c’est encore dans Homère qu’il faut rechercher la basse humilité des vaincus. Mais la comparaison ne se soutient pas longtemps. Pour supérieur que soit le genre, l’idée et la forme ramènent aux catégories les plus médiocres de la poésie orientale. Le mépris de la femme, proclamé à l’excès, situe bien le drame dans la patrie de Manou, en même temps que son respect tout extérieur nous avertit que l’islamisme côtoie l’hindouisme foncier et l’influence quoiqu’il en ait. La considération dont Desing entoure l’épouse mogole est toute d’étiquette. Pour aller au vrai, ce rajah, brahme dans les moelles comme un peshwa mahratte, ne pense qu’à son Dieu. Mais, tel un tchatria aussi, il puise la seule joie de frapper de grands coups sur l’ennemi héréditaire, le Musulman maudit par l’Hindou. C’est pourquoi il se dispense d’obéir aux ordres que Vichnou lui adresse indirectement par la voie des présages, puis directement à l’heure suprême. La vision du Paradis d’Indra, qui s’ouvre au guerrier tombé les armes à la main, hypnotise le héros. Ne trouvant pas de bras pour le frapper, ce tchatria, qui a causé la mort de tous les siens, se donne la mort sur le champ de bataille désert, et agit ainsi en brahme.

J’ajouterai que le poème nous éclaire ainsi sur le fanatisme des samouraï japonais, fanatisme hérité certainement d’ancêtres hindous par cette race qui est la moins originale de la terre, mais la plus apte à adopter les coutumes étrangères avec une déconcertante rapidité. Se tuer de sa main est la vengeance la plus terrible puisqu’elle défie votre ennemi et l’invite à mourir par le même moyen, si tant est qu’il ait l’âme un peu fière. Ne tenir qu’à bas prix la vie d’autrui, ne pas faire plus de cas de la sienne, aller de l’avant dans un vertige héroïque, ne pas se survivre en quelque sorte, comme si l’on redoutait le réveil après l’ivresse de la mêlée... Et encore la certitude, peut-être, d’avoir offensé son Dieu sans remède, et aussi l’espoir de l’apaiser par la grandeur du sacrifice Desing, ainsi présenté, est moins un héros du siècle qu’un pénitent de Vichnou. Quand il lève son épée contre Vindagarayer, au plus fort de l’action, celui-ci se contente de montrer à Desing le cordon sacré qui barre sa poitrine, et le rajah de Genji détourne son arme pour ne pas frapper un brahme. Toujours et partout la préoccupation religieuse le domine. Avant de se précipiter à la charge, il prend à témoin « Bhomidévi, déesse de la Terre, Agayavani, déesse du Ciel, le Soleil et la Lune, et le dieu Ranganaden. »

Aussi doit-on croire que cette ballade anonyme, si elle ne fut pas composée par des brahmes, le fut à leur instigation. A défaut d’autres mérites, elle se recommande par l’exactitude de la topographie. On pourrait suivre les actions de Desing sur le plan de la place de Genji. Il est plus difficile d’y suivre les exploits des détachemens français, qui s’emparèrent de la forteresse trente ans plus tard. C’est ce dont je vous parlerai dans ma prochaine lettre, avant d’adresser un dernier adieu à ce Genji pour qui je soupirai vingt ans durant et qui n’a pas trompé mon attente. L’insalubrité légendaire du lieu n’est pas au-dessous de sa réputation. Tous mes hommes sont sur le dos, grelottant de fièvre, et je vois arriver le jour où moi-même ne pourrai plus marcher parmi mes vieilles ruines...


Genji, 22 septembre 1901.

...Demain matin, j’abandonnerai Genji, sans espoir de retour, et je regagnerai Pondichéry, après avoir visité le temple djaïna de Sittamour. Là, on me l’affirme, je retrouverai l’escalier monumental de cette pagode de Vichnou Ranganaden, vénéré par le rajah Desing.

Ma dernière soirée à Krichnapouram se passera à vous renseigner sur le fameux. assaut des Français qui leur livra, le 12 septembre 1750, les forts de Genji. Ce haut fait n’est rappelé par aucune plaque commémorative. Et, cent cinquante et un ans après l’événement, jour pour jour, j’étais le seul Français à parcourir les ruines de ces ensembles que nos compatriotes enlevèrent de haute lutte sous le règne de Louis XV.

L’admiration enthousiaste des contemporains, principalement des Anglais, pécha sans doute par excès. Aujourd’hui, par un excès contraire, l’oubli enveloppe cet épisode de notre histoire coloniale qui mérite cependant d’être un peu remis en mémoire, si peu que ce soit la mode de s’intéresser aux belles actions de la guerre.

Pour bien comprendre les événemens qui suivent, reportez-vous à cette année 1748 ou Ahmed Shah succéda à son père, Mohammed Shah, grand Mogol de Delhi, mort en avril, et bientôt suivi dans la tombe par le fameux vice-roi du Deccan, ce Nizam-oul-Moulouk qui vécut cent sept ans. Sans s’écarter de la coutume qui, depuis longtemps, avait rendu cette vice-royauté héréditaire, cinq prétendans, tous descendans directs, se trouvaient égaux en droit. Le petit-fils du soubab centenaire, le rajah Mozuffer-Sing, gouverneur de Bijapour, âgé de vingt-cinq ans, sévit préféré par le Mogol Ahmed-Shah, d’autant plus que l’aïeul avait expressément désigné pour son héritier le jeune prince, né de sa propre fille. Ce choix répondait bien à la tradition islamite qui reconnaît aux seuls issus des femmes de la famille la consanguinité véridique. Mais, malgré l’investiture impériale et la volonté de son grand-père, Mozuffer-Sing ne jouit pas en paisible propriétaire de sa vice-royauté. Son oncle Nazir-Sing, le second des fils du Nizam défunt, disgracié en punition de ses continuelles révoltes, déclara qu’il ne se laisserait pas frustrer du pouvoir. Nazir-Sing avait l’avantage de la position. Il était au lit de mort de son père, et d’aucuns l’accusaient même de l’avoir empoisonné. Nazir-Sing mit d’abord la main sur l’argent, se défit des conseillers qu’il se jugeait hostiles, gagna les autres, se concilia l’armée par des largesses, tout cela avant que le malencontreux Mozuffer-Sing eût pu entrer dans Hyderabad.

Le petit-fils du Nizam-oul-Moulouk s’adressa à la cour de Delhi qui l’affermit moralement dans ses droits, lui promit des troupes, s’engagea à punir sévèrement son spoliateur, et le renvoya ainsi muni. Aussi bien le Mogol, dénué de tout pouvoir effectif, ne pouvait-il donner au prétendant des marques plus probantes de sa sollicitude. C’est alors que Chunda-Sahib, le réputé parjure de Trichinopoly, protégé de Dupleix, que les Mahrattes gardaient toujours prisonnier en attendant sa rançon proposa à Mozuffer-Sing de l’aboucher avec ses gardiens.

En se chargeant de négocier une alliance entre Mozuffer-Sing et les Mahrattes, Chunda-Sahib poursuivait surtout le dessein de regagner sa liberté. Au vrai, Chunda-Sahib servait d’espion à Dupleix et le renseignait sur tout ce qui se passait à Sattara et à Pounah. Dupleix ne redoutait rien plus qu’une invasion des Mahrattes. Ces cavaliers, qui menaient leur politique de l’Inde aux Hindous avec l’épée, n’étaient point dans ses cordes. Que les Mahrattes envahissent le Deccan et le Carnate, et lui, Dupleix, perdait toute autorité. Il se substitua donc à ces Mahrattes dont Mozuffer-Sing était en passe de mendier le soutien. Il marchanda, maquignonna un accord par lequel Chunda-Sahib fut remis en liberté moyennant une rançon de sept cent mille roupies dont le payement fut garanti par la Compagnie. Par cet accord, aussi, Dupleix promettait à Mozuffer-Sing de l’aider de toute son influence. Chunda-Sahib comprit à demi-mot. Il s’agissait pour lui de récupérer la nababie de Trichinopoly jadis obtenue en violant son serment de respecter les droits de la Rani légitime, et encore de détruire Nazzir-Sing pour rétablir Mozuffer-Sing dans sa vice-royauté. Pour Dupleix, il s’agissait de faire pièce aux Anglais en évinçant le Nizam usurpateur et les Nababs qui, tels que Mohammed-Ali, s’étaient ralliés à sa cause.

En fait, l’Angleterre et la France commençaient de se disputer sévèrement l’Inde du Sud. Les armées indiennes combattraient avec des auxiliaires européens des deux côtés, jusqu’à ce qu’une des deux Compagnies eût obtenu l’avantage. Cette guerre sournoise avait ses bons côtés. Elle pouvait s’entretenir en pleine paix continentale et se payer avec l’argent du pays convoité. En cas d’absolue nécessité, l’armée européenne marcherait comme alliée du prince protégé et, dans la vérité et des choses et des mots, à sa solde. Si elle était victorieuse, la troupe de mercenaires dicterait les conditions de la paix en se taillant la part du lion.

Et c’est en vertu de cette politique de brocantage que Dupleix entreprit deux ans plus tard l’expédition de Genji. Il y pensait déjà en 1749 lorsqu’il fut traversé dans ses combinaisons par la défaite de ses hommes de paille. Chunda-Sahib et Mozuffer-Sing étaient plus capables de négocier que de se battre. Malgré la victoire d’Ambour où périt le vieux Nabab Anavaroudin-Khan, partisan de Nazzir-Sing, victoire remportée grâce au concours de Bussy, les deux associés finirent par échouer avec leurs troupes débandées sur le territoire de Pondichéry. Dupleix ne pouvait suffire à leurs demandes d’argent. Il leur avait bien suggéré l’idée de piller le rajah de Tanjore, pour s’en faire. Il leur avait même prêté des forces, commandées par M. Duquesne, et dont ils s’aidèrent pour rançonner Pertab-Sing. Le rajah de Tanjore dut payer sept millions de roupies aux princes alliés, s’engager à ne plus toucher la rente annuelle de sept mille roupies que la Compagnie française lui devait, à distribuer deux cent mille roupies aux troupes françaises. Et Dupleix lui prit encore quelques lieues carrées de pays.

Mais, malgré ce détroussage inespéré que pouvait faire excuser la dureté des temps, les affaires allaient mal, parce que Nazzir-Sing s’avançait avec une grosse armée et que son approche donnait au rajah de Tanjore le courage de retarder ses payemens. Chunda-Sahib et Mozuffer-Sing attendaient à la porte de la place les acomptes, malgré les injonctions pressantes des agens de Pondichéry : « Emparez-vous de la ville. Ainsi vous vous payerez de vos mains et mettrez de bons murs entre vous et Nazzir-Sing ! » Nazzir-Sing ne se pressait point, d’ailleurs. Telle était la terreur qu’il inspirait à distance, que les troupes de Chunda-Sahib et de Mozuffer-Sing, sous le coup d’une panique, s’en furent d’une traite s’écraser contre les murs de Pondichéry

Telle était la valeur morale des auteurs de ce drame. Dupleix ne devait parvenir à se défaire de Nazzir-Sing que par l’assassinat. Les deux autres n’étaient pas destinés à une meilleure fin. Mais la démoralisation gagnait l’armée. Les officiers, qui n’avaient pas été de ces heureux qui touchèrent l’or de Tanjore, réclamèrent, se mutinèrent. Ainsi édifiées, les troupes ne montrèrent pas un meilleur esprit. Les défections menaçaient à toute heure, cependant qu’approchait l’armée de Nazzir-Sing. soutenue par des contingens mahrattes et anglais. Les Français furent bousculés sans peine. Il fallut battre en retraite plus vite que le pas. Mozuffer-Sing montra en ces circonstances ce qu’on pouvait attendre de son caractère. Renonçant à la protection de Dupleix, il résolut de s’en remettre à la générosité de son oncle. Il ne s’était pas rendu prisonnier qu’on le chargeait de chaînes. Chunda-Sahib, trop fraîchement sorti de captivité, pour désirer retourner chez les Mahrattes, nous demeura fidèle et suivit la débâcle.

« Il est aisé d’imaginer quelle fut la douleur du sieur Dupleix, en apprenant tous les détails de la conduite de nos lâches officiers ; et pour surcroît de malheur, le désastre de Monzafersingue qui, ayant négligé de suivre notre armée, était tombé avec la majeure partie de ses troupes aux mains de Nazir-Jung. »

Ainsi s’exprime Dupleix dans ses Mémoires. Ce passage donne confiance pour les autres événemens dont il rend compte. Les « lâches officiers » auraient pu répondre que ce n’est pas en donnant aux gens de guerre l’argent comme idéal que l’on fait grand. Qui sème la corruption a toutes les chances de récolter la pourriture. Et c’est cette pourriture qui ruinera plus tard Lally-Tollendal dans ses entreprises, qui le livrera désarmé aux Anglais d’abord, puis aux Français. Et on le tuera pour qu’il ne parle pas. Les petits moyens ne peuvent guère produire de grands effets. S’il convenait d’établir une hiérarchie dans les turpitudes, le vol de haute main, où l’on risque sa vie, est, à tout prendre, moins bas que l’escroquerie prudente du courtier qui puise dans la poche des uns pour acheter la complicité des autres, sans manquer à ce premier principe de la sagesse qui consiste à se réserver une honnête commission.

Dupleix n’interrompit point ses marchandages. Par défausses nouvelles habilement répandues, il chercha à intimider les vainqueurs. Il prépara en sous-main la destruction de Nazzir-Sing, en pratiquant ses principaux officiers. Il gagna les chefs afghans, les rajahs mysoriens, ceux de Kuddapah, de Carnoul, de Savanore, jusqu’aux humbles Polygars du Carnate. Nazzir-Sing ne marcha plus qu’entouré de traîtres, attendant le moment propice pour frapper. Et la lutte continua, avec ses alternatives de petits revers et de médiocres victoires parmi lesquelles le combat de Tirouvadi, dont l’avantage resta à M. d’Auteuil sur Mohammed-Ali, lieutenant de Nazzir-Sing et compétiteur de Chunda-Sahib pour la nababie du Carnate, rendit à Dupleix son prestige qui s’en allait déclinant.

Prompt à saisir l’occasion, sentant le moral des troupes affermi par ce succès, le gouverneur de Pondichéry se résolut à tenter le coup de main sur Genji. Jamais les circonstances ne s’étaient montrées plus favorables. Les vaincus de Tirouvadi, musulmans de Mohammed-Ali, escadrons mahrattes, Anglais de Lawrence et de Cope s’étaient enfuis jusqu’à Arcot, puis retirés dans Genji qui en était la place d’armes. C’est là que le détachement commandé par le marquis de Bussy-Castelnau reconnut ces troupes, le 11 septembre 1750, adossées aux glacis. Suivant les ordres de Dupleix qui organisait la victoire du fond de son palais, à Pondichéry, M. d’Auteuil, après avoir battu Mohammed-Ali à Tirouvadi, le 1er septembre, avait envoyé, le 3 du même mois, ce détachement vers Genji.

Deux cent cinquante Français, douze cents cipayes, et quelques pièces d’artillerie composaient ce petit corps qui s’arrêta à trois milles de la ville. A savoir ses ennemis aussi peu nombreux, Mohammed-Ali n’hésita pas à se porter en avant. Laissant derrière lui les fortifications de Genji, il marcha avec ses 13 000 hommes qui se débandèrent à la première décharge de nos canons. Ils coururent plus vite quand ils apprirent qu’un gros renfort arrivait aux Français du côté de Tirouvadi. Rien n’était plus vrai : c’était M. d’Auteuil suivi de toutes ses troupes, et précédé par les dragons de Garanger et du Rouvray qui se mirent à sabrer les fuyards. Bientôt les gens de Mohammed-Ali disparurent, abandonnant leur artillerie et les Anglais qui la servaient, et ils ne se crurent en sûreté que quand les portes de l’enceinte se furent refermées sur eux.

Leur retraite se fit l’épée aux reins, tandis que les soldats de Bussy ‘forçaient le pettou, la ville extérieure, dont ils avaient pétardé une porte. Les Français y séjournèrent le reste du jour sous les feux de la place. Mais, dès le coucher du soleil, ils réussirent à forcer la première enceinte et préparèrent l’assaut des forts qui, en comptant les petits châteaux voisins du Chandraja-Dourgan, étaient au nombre de sept.

Etant donné la qualité des troupes assiégées, l’issue de la lutte n’était pas douteuse. Presque tous les Anglais avaient été tués ou pris avec leur artillerie lors de la première panique. Il ne restait plus que des canonniers indigènes entre les mains desquels les nombreuses pièces de la place ne devaient pas être de bien bon service. Ces vaincus terrorisés étaient travaillés principalement par l’idée de se tirer du guêpier, et la nuit est mauvaise conseillère pour qui songe à sauver sa peau. N’ayant pas été capables de défendre l’enceinte formidable dont ils avaient la garde, tout était pour dégoûter ces Hindous et ces Maures de disputer les nids d’aigles d’où il aurait pourtant suffi de rouler des quartiers de roche pour écraser les assaillans.

M. d’Auteuil avait ainsi pris ses dispositions pour l’attaque ; les rues de la ville intérieure furent barrées avec des chariots à munitions qui formeraient barricades en cas de retour offensif. La porte de la seconde enceinte, celle-là même où je campai ces jours derniers, devait être attaquée par les commandans en personne. Les dragons de Puymorin soutiendraient ce corps principal, et les cipayes borderaient les murs aussitôt qu’on aurait l’accès. MM. de Saint-Georges, Le Normand et Verri investiraient le fort du Sud-Ouest, c’est-à-dire le Chandraja-Dourgan ; les cipayes de Cheick-Hassem et de Mozuffer-Khan suivraient, cependant que l’artillerie de Gallard battrait tous les points de la place pour dérouter la défense.

La reconnaissance, menée par M. du Rouvray et ses dragons jusqu’à la porte du Radjah-Ghiri, ne fut pas heureuse. Cet officier fut blessé mortellement d’un coup de feu à travers le corps, et plusieurs grenadiers tombèrent à ses côtés. Du haut des forts, les musulmans tiraient à feu plongeant sans que les canons français les pussent réduire au silence. La position des assaillans fut mauvaise tant que la lune brilla. Mais à son coucher, les choses changèrent. Les assiégés ne tirèrent plus qu’au juger.

C’est le Chandraja-Dourgan qui semble avoir été pris le premier, et par cet officier, M. de Saint-Georges dont on donna, par la suite, le nom à la montagne du Sud-Ouest. Avec lui, MM. Le Normand et Verri entraînèrent les troupes, poussant de l’avant l’épée à la main, et couronnèrent bientôt le fort aux cris de : « Vive le Roy ! » Les petits ouvrages en dépendant furent réduits sans peine, leurs défenseurs dévalèrent les pentes abruptes jusque sur la route de Vettavalam et se perdirent dans la nuit. A l’exception du Radjah-Ghiri, tout l’ensemble de Genji était dès lors au pouvoir des Français, les gardiens du Krichna-Ghiri avaient disparu par la route de Tirnamallé, portant jusqu’au vieux Genji la nouvelle de leur déroute, aux premières lueurs du matin.

Mais au Radjah-Ghiri, la résistance devait se montrer plus sévère. A cinq heures du matin, seulement, on réussit à faire sauter la porte du porche, et on dut gagner pied à pied l’escalier du grand rocher où les dragons laissèrent du monde sur les gradins de pierre enserrés de murailles crénelées. En cinq heures de temps, tout fut enlevé, et les défenseurs tués ou pris. Parmi ces derniers se trouva le lieutenant du gouverneur de Genji. Celui-ci était à Arcate auprès de Nazzir-Sing.

Faut-il attribuer à l’absence de ce gouverneur la prise, en réalité peu disputée, de Genji ? — Peut-être. — A la mollesse des Hindous ? — Certainement. — A la bravoure des assaillans ? — Sans aucun doute. — Mais il y a autre chose.

S’il vous souvient du fameux précipice, avec ses parois à pic, qui sépare l’acropole de la masse du Radjah-Ghiri, vous vous demanderez comment pénétrèrent les assaillans et par où disparurent les fuyards. Seuls des oiseaux pouvaient passer du grand rocher sur le plateau culminant. Pour des hommes, cela est incompréhensible. Peut-être la plupart des travaux, aujourd’hui réduits à des ruines, n’existaient-ils pas encore ? — Peut-être y avait-il là un pont de maçonnerie qu’on ne put faire sauter ? — Peut-être, dans leur terreur, les assiégés oublièrent-ils de retirer la passerelle de bois ? Cela est peu probable. — Peut-être aussi, ne se souciant pas de soutenir un siège, sans espoir de secours et sans chance de retraite, abandonnèrent-ils l’acropole sans la défendre ? On peut le soutenir.

Mais ce que je crois, c’est qu’ils se rendirent ou que le commandant de la place se laissa acheter après la prise de tous les ouvrages environnans. Si pauvres soldats que fussent ces Hindous de tout culte, —-car je n’en exclus pas les Mahrattes, ou, pour mieux dire, les Pindarries, — ils étaient capables de montrer ce courage moyen qu’a tout homme armé derrière un bon mur de pierres. Cela peut être vrai pour des gens de pied, mais n’oubliez pas qu’il y avait beaucoup plus de cavaliers que de fantassins dans ces armées indiennes. Au premier temps, — c’est-à-dire quand les Français forcèrent la première enceinte par la porte de l’Ouest, — Mahrattes et Pindarries durent pousser leurs montures, par le seuil du Tchokra-Koulam et disparaître par la route de Vettavalam, vers l’Est, laissant aux piétons le soin de défendre Genji.

On objectera aussi que la cause première du désastre fut dans le petit nombre des assiégés, une dizaine de mille, environ, qui devaient couvrir plus de 12 kilomètres d’enceinte. L’argument est faible, sans jeu de mots, car l’enceinte, avec ses douves, était extrêmement forte. L’armée de MM. d’Auteuil et de Bussy comptait encore moins de combattans, et ceux-ci ne pouvaient guère, au début de l’action, tromper l’ennemi sur leurs mouvemens. La vue que l’on a du haut du Radjah-Ghiri permet de suivre un cavalier, voire un piéton, à plusieurs kilomètres dans ce pays découvert.

La vérité morale, dans cette affaire de Genji, est que la trahison était partout. Les artifices de Dupleix enserraient dans une trame subtile les acteurs du drame, et la mort de Nazzir-Sing, assassiné devant le front de son armée par le rajah de Kuddapah, allait bientôt prouver que personne n’était sûr de ses hommes non plus que du lendemain. L’histoire de l’escalade de Genji est entourée de mystère. Les rapports officiels sont vides. Les relations des contemporains, rédigées d’après des témoignages de seconde main, ne nous apprennent rien de précis. Les officiers eux-mêmes qui dirigèrent ce beau fait d’armes n’en connurent pas toutes les particularités. Rien n’est plus hasardeux, tumultueux ni perfide qu’un combat de nuit. Seuls les résultats en sont probans. On a écrit que, lorsqu’ils virent à la lumière du soleil tous ces labyrinthes fortifiés qu’ils avaient gagnés les armes à la main, les Français furent saisis d’une stupéfaction qui confinait à la crainte. Aussi, quand l’historien Orme, qui vécut à Madras au XVIIIe siècle et connut certainement quelques survivans de la nuit de Genji, a dit dans son « Histoire » qu’au sommet du Radjah-Ghiri est placé un petit fort, sur un bloc de rocher « où dix hommes pouvaient tenir contre une force quelconque, à découvert, lancée contre eux, « il n’était que l’écho fidèle d’une tradition qui, pour récente, n’en avait pas moins acquis force de légende.

L’effet moral, qui lui aussi s’affirme en vérité, de cette opération fut énorme. Après le rajah du vieux Genji des montagnes qui adressa des présens et sa soumission à M. d’Auteuil, maints principicules, dont les sentimens ne semblaient point près de se déclarer, recherchèrent la protection de ces Français, capables de pareils exploits. Si l’on en croit même certains historiens qui ont traité de la vie de Dupleix, comme les hagiographes relatent les actes des saints, sa gloire s’envola de Genji jusqu’à Pounah et jusqu’à Delhi, « qui se trouverait presque à portée des entreprises du gouvernement français, o C’était aller vite en besogne. Et Dupleix ne tenait pas la sienne pour assez avancée, puisque, à ce moment même, il traitait pour l’assassinat de Nazzir-Sing qui fut tué, deux mois après, en trahison, sur le territoire de Genji... Mais ce n’est pas mon dessein de vous retracer l’histoire de l’Inde et de la Compagnie. Pour en finir avec Genji, il faut se rappeler que les Français le conservèrent pendant onze années. Attaqué en 1752 par le major Kinner, il fut débloqué par la seule arrivée des Français de Kerjean à Vicravandi. Craignant de se voir coupés de leurs communications avec Tirouvadi, les Anglais revinrent sur leurs pas. Mais, le 5 avril 1761, après la prise de Pondichéry, la garnison de Genji se rendit au capitaine Stephen Smith. La dernière place de l’Inde française ne résista que cinquante jours. Aussi bien cette défense ne répondait-elle à aucun besoin, puisque la France ne possédait plus rien sur la terre indienne. Les Anglais, à leur tour, s’installèrent dans la forteresse du rajah Desing. Vingt ans après, ou un peu moins (1780), ils la rendirent à Hyder Ali qui la garda jusqu’à sa mort (1782). Dès lors, Genji perd son importance au profit de Vellore, ainsi que je vous l’ai déjà écrit... Demain, je vous parierai des Djaïnas de Sittamour, et de leur temple fameux, si j’y puis, toutefois, pénétrer...


Tindivanam, 23 septembre 1901.

… C’est de Tindivanam que je vous écris, en attendant le train qui me ramènera à Pondichéry vers deux heures du matin. La journée n’a pas été sans fatigue, mais j’ai retrouvé les éléphans de la pagode de Genji. Ils ont bien été achetés par les Djaïnas de Sittamour. Ainsi ai-je pu voir, sinon visiter, — car j’ai dû prendre mes notes du porche où l’on me tint confiné, — un temple djaïna de l’Inde du Sud.

Le soleil se levait que je partais dans une charrette à bœufs, et le Révérend Père Authemard m’escortait, monté sur sa petite jument fauve. Le pauvre Père du désert ne me laisse point partir sans regrets de son ermitage où il me tint fidèle et bienveillante compagnie pendant trois semaines. Mais son devoir l’appelle vers ses chrétiens en détresse, à l’autre bout du district, et ma mauvaise santé m’ordonne de regagner Pondichéry au plus vite. Laissant mes domestiques et mon bagage filer en avant, par la route de Tindivanam, en deux charrettes, avec l’enfant de la pauvre Iroulaire et un catéchumène qui l’accompagne, nous avons pris les sentiers du Nord-Est, qui mènent à Sittamour. C’est une excursion de quelques milles, à travers une plaine aride et désolée comme tous les environs.

Le village de Sittamour ne présente rien de particulier. Dès notre arrivée, les principaux habitans se sont rassemblés, et parmi eux les prêtres djaïnas se faisaient remarquer par leur extrême politesse, A ma prétention de pénétrer dans leur temple, ils ont opposé le refus le plus civilement formel. Mon opiniâtreté tyrannique ne les a pas intimidés.

« Quand le grand collecteur du Sout-Arcot est passé, il y a quelque temps, le temple ne lui a pas été ouvert. Aucun étranger, si considérable soit-il, n’est admis à y pénétrer. Pourquoi vous accorderait-on ce que l’empereur des Indes ne demanderait pas pour lui-même ? Ce temple est à nous. Notre religion nous défend de vous le laisser visiter. »

Ainsi parla le Samiar, grand prêtre en second, et je dus demeurer à la porte de cet édifice vénéré dans lequel le pontife suprême, le Latchimisénabatturaghé Samiar était en train de dire le deuxième office du matin.

Ces Samiars sont, en vérité, de très bonnes gens, que rien, extérieurement, ne distingue des brahmes. Ils n’en ont pas la tête rasée, dans la règle, mais ils portent leurs cheveux coupés très courts. Quand ils apprirent que je voyageais pour m’instruire dans les religions de l’Inde, quand je leur eus prouvé par mes réponses que je connaissais les principes du djaïnisme et que j’admirais son grand esprit de charité, tous s’humanisèrent, et il me fut permis de jouir de l’abri du porche principal. De là, j’avais vue sur la cour carrée, dallée, et sur une partie des façades intérieures.

La foule nous pressait sans malveillance. Rarement a-t-elle occasion de voir des Européens. Car la curiosité ne pousse point les touristes vers ces recoins perdus où ils ne trouveraient aucune ressource, ne pourraient se nourrir non plus que se loger. Et c’est en cela que nos missionnaires sont particulièrement précieux. Partout où l’on se présente avec eux, on est assuré d’un bon accueil et des facilités qui peuvent se concilier avec l’exclusivisme hindou. Brahmanistes, Islamites, Djaïnas ont l’esprit à ce point religieux qu’ils respectent tous les cultes et en honorent les ministres. Où le missionnaire passe, il est salué respectueusement, surtout par le musulman, et cela en tous lieux. Je me rappelle avoir vu, jadis, à Mascate, de grands cheicks arabes baiser, en se prosternant, le bas de la robe des religieuses qui revenaient de Bagdad. Ainsi ces hommes de proie, plus superbes que des rois mages sous leur manteau brun brodé d’or, portant l’épée, le poignard et le broquel à montures d’argent, honoraient-ils les humbles filles d’Occident qui s’exilent aux solitudes pour soigner les malades, secourir les pauvres et recueillir les orphelins. Ils vénéraient en elles les vertus qu’ils ne pratiquent point. Les politiciens qui gouvernent la France n’en sont point à rougir d’une aussi mesquine superstition. Homais, « affranchi des vaines terreurs, » peut, au nom de la « raison, » expulser les « sœurs » et les remplacer par des institutrices et des infirmières laïques, qui font souche d’électeurs et qui combattent pour la science et la vérité.

« Mêl-Sittamour, ou Sittamour de l’Occident, — par opposition à Kich-Sittamour ou Sittamour de l’Orient, situé près de Maïlom, — est une des places principales du djaïnisme. Au temps des rois, les Djaïnas de Genji y venaient. C’était leur chef-lieu religieux… »

J’interrompis le Samiar qui m’instruisait, et m’écriai intérieurement, tout en me frappant le front : Enfin, tout s’éclaire ! Genji a été, aux origines, un immense monastère djaïna enclos, tout comme ceux du Mont-Abou, et d’où l’habitation humaine était exclue. Ainsi s’explique cette insistance des écrivains à répéter qu’il n’y avait sans doute pas de ville du nom de Genji. Que cela remonte aux fabuleux monarques Pandyas ou Yadavas, peu importe, mais la tradition existe et les monumens la soutiennent. La tradition se retrouve à Sittamour de monumens djaïnas en ruines derrière ce Mélatchéry qui fut le vieux Genji des montagnes. Le mont Mérou, pierre angulaire de la cosmogonie djaïna, apparaît dès le début de la ballade radjpoute. Et du djaïnisme, les emblèmes couvrent les pierres de Genji, comme ce quatrefeuilles, ce çitala, signe du dixième Tirthamkara Çitala, comme ce lion aussi, celui de Mahavira, le grand Tirthamkara du Deccan !

Et encore la pierre en carapace de tortue, avec tous les symboles de Parassou Rama, de Rama à la hache, destructeur des tchatrias ! Celle-là indique le triomphe du brahmanisme sur le djaïnisme, des brahmes, protégés de Rama, sur les tchatrias qui étaient les djaïnas, les radjpoutes, remplacés par les souverains hindouistes de Vijianagar. Et toujours le radjpoute apparaît comme le dépouillé, comme le protestataire, le patriote. Même la ballade de Genji, si basse d’époque soit-elle et contemporaine du brahmanisme triomphant, montre encore des traces du passé djaïna. Tout s’éclaire ! La tradition confuse d’un Genji antérieur à l’hindouisme est juste en soi !…

Et m’excusant auprès du Samiar qui me surveillait avec inquiétude, je le priai de continuer. Le cher homme ne se doutait pas de l’intérêt que je prenais à ses paroles.

« Sittamour est encore aujourd’hui le chef-lieu des Naïnars de tout le Carnate et du Coromandel, de Tanjore, de Bengalore et de Bellari. Nous sommes ici très nombreux, et notre couvent de moines est prospère… Oui, nos moines observent la chasteté… L’escalier aux éléphans ?… Il est ici, nous l’achetâmes en 1875 et vous le voyez d’ici, à droite !… Nous l’avons fait restaurer et il nous a coûté fort cher… Nous avons acquis pareillement les plus belles colonnes de Genji, à la même époque… Nous disons trois offices par jour, au son de la clochette ; les fidèles sont appelés au son du tambour. Ce tambour, le voici !… Vous nous dites que c’est une timbale ?… Il se peut, car la caisse en est hémisphérique et de pièces de fer rivées. Il a quatre-vingts centimètres de diamètre sur soixante de profondeur. Vous l’avez mesuré. C’est bien exact. »

Ainsi continuait de parler ce complaisant périégète dont les propos m’étaient traduits, au fur et à mesure, par le Père Authemard. Mais, tout en l’écoutant, je profitais de la licence que j’avais d’examiner le temple du dehors. Au premier abord, la pagode de Sittamour ne diffère point sensiblement des édifices brahmaniques de style dravidien. Tout comme ceux-ci, elle présente son porche principal couronné par un gopura monumental, en briques, dont le sommet possède les ornemens latéraux épanouis en queue de paon. De ce gopura, les sept étages sont surchargés de figures humaines ou de bêtes. Entre celles-ci le lion est d’une extrême fréquence. Il apparaît là comme emblème de Mahavira, le vingt-quatrième et dernier Tirthamkara de l’Avasarpini ; ce Mahavira qui, lors de son incarnation en Triprishta Vaçoudéva, fut condamné à revivre sous les espèces d’un lion, parce qu’il avait tué, pour le seul plaisir du mal, un officier de sa maison.

Voûté en couvercle de bahut, le comble du gopura est sommé de sept ornemens sphériques qui se terminent en pointe. La porte d’entrée se charge de moulures dont les croisemens dessinent un réseau à mailles quadrangulaires ayant chacune la bossette en cuivre d’un clou de renfort à son centre. Les pieds-droits du porche ont été empruntés à la pagode de Genji. L’un et l’autre portent une bayadère, demi-nature, soigneusement exécutée, avec, au-dessus, un petit personnage guindé sur un éléphant dont la trompe s’arque pour donner naissance à un rinceau qui se déroule à l’infini. Sur les pilastres, c’est la figure du Tirthamkara, représenté nu et debout. Son image se répète sur le dôme du sanctuaire que surmontent trois sphères aplaties, ciselées, à l’exemple de l’Amalaka qui caractérise certains temples du Nord. Mais le personnage du dôme est accroupi, assis en tailleur, dans la position traditionnelle du Boudha.

Je l’aperçois, ce sanctuaire, et devant lui, les deux stambas qui se suivent sur une même ligne avec sa porte. La première de ces colonnes mesure huit mètres de haut, et son piédestal de gneiss sculpté, à trois étages décroissant, un et demi. Au dire du Samiar, ce stamba cylindrique, revêtu de cuivre, cerclé de dix-sept tores, est en bois de teck. Sa petite plate-forme carrée est munie de trois poulies servant à manœuvrer la bannière des fêtes. Les quatre faces de la base quadrangulaire montrent, l’une le tchakra, ce disque doré qui symbolise la foudre et dont la Genèse arme le chérubin gardien du Paradis, les autres la figure de Mahavira. Quant à la dernière, qui regarde le sanctuaire et me demeure invisible, on m’assure qu’elle est sculptée à l’image de la divinité locale, assise sous le parasol, et qu’il existe trois parasols superposés, dans le sanctuaire, tout ainsi qu’on l’observe dans les topes boudhiques où ces trois parasols, ordinairement de pierre, ont une signification symbolique et rappellent les royautés du ciel et du monde, et le règne du pur esprit.

Pour être moins haut, le second stamba est cependant beaucoup plus ancien, La pierre rougeâtre dont il est fait est fouillée au ciseau sur les quatre pans de la base et les huit du fût, retaillé en octogone, puis arrondi en cylindre : des entrelacs, Mahavira aux jambes croisées, puis trois cordons de la ciselure la plus ferme, et sur le chapiteau bulbeux s’épanouit un large calice à pans dont les pétales, peints en rouge, s’ouvrent largement sous l’abaque. L’édicule qui pose dessus a été taillé dans du granit verdâtre. C’est un kiosque à quatre piliers dont le large plafond débordant en terrasse supporte un lanternon plein, coiffé d’un dôme à pans adoucis que surmonte enfin un haut clocheton piriforme finissant en pointe.

Le sanctuaire, placé au fond de la cour, passe pour très ancien. Je l’accepte pour tel et surtout pour brahmanique. Toutes ses parties font foi de cette origine, comme, d’ailleurs, la plupart des organes de cet ensemble. Tout me rappelle ce que je viens d’étudier à Genji. Ainsi se confirme cette notion, d’ailleurs aujourd’hui vulgaire, que les élémens archi tectoniques de l’art djaïna apparaissent dans les monumens brahmaniques les plus anciens. Si le Djaïnisme n’a pas précédé le Boudhisme, il en est au moins le contemporain, et c’est à lui que l’on doit attribuer, en bonne justice, les premières manifestations d’une architecture en pierre qui cessa de copier les assemblages primitifs en bois.

Toutefois, les djaïnas sont tellement portés vers un syncrétisme religieux, en fait d’images, qu’on peut, à la rigueur, les prendre pour une secte qui collectionne les divinités. On les accuse de loger dans leurs temples des Boudhas, des génies pouraniques, et aussi des anges, des archanges et des Bons Pasteurs achetés à Paris, dans la rue Saint-Sulpice. La calomnie est un peu grosse. En tous cas, le panthéon hindouiste s’est donné rendez-vous dans la pagode de Sittamour. Un char en bois sculpté, couvert de décors brahmaniques, voisine avec un reposoir de briques qu’allègent des arcatures mauresques. Et, sur son dôme, s’étale Vichnou entre ses deux femmes, sous le serpent qui lui sert de dais, et puis encore des Apsaras jouant du violon, et toujours des monstres pouraniques.

A toutes mes questions, les Naïnars répondent imperturbablement : « Tout cela est djaïna. » Que croire de ces gens dont la loi religieuse est telle qu’elle leur permet de laisser desservir leurs temples par des brahmes, et qu’elle leur assigne pour premier devoir de vénérer les prêtres de toutes les religions ? Si Polyeucte, d’occasion, eût manifesté son zèle indiscret dans un sanctuaire djaïna de l’Inde, la première idole qu’il aurait renversée eût peut-être été la statue de son Rédempteur... Rappelez-vous l’histoire que je vous ai contée du Saint-Michel de Pondichéry. Après tout, la pagode de Sittamour est peut-être un temple mixte, où le Djaïnisme et l’Hindouisme célèbrent à tour de rôle leurs cérémonies...

Mais placé ainsi que je le suis sous un porche d’où il est interdit de sortir, gêné par les deux colonnes qui me coupent la ligne droite, je distingue à peine l’entrée du sanctuaire. Je devine les peintures qui se déroulent sur ses parois, des figures assez grandes, très claires, des fonds historiés. De loin cela donne l’impression des fresques de Giotto, et comme masses, et comme tons, même affluence de personnages superposés. Il faut me contenter de cette vision à distance. Mes jumelles voyagent avec Cheick-Iman vers Tindivanam, et c’est bien la première fois que cet appareil d’optique me fait aussi cruellement défaut. Mais je vous le répète : le jour où l’on étudiera sérieusement les fresques indiennes, en les comparant avec celles des primitifs italiens, il y aura des surprises. Les origines seront débrouillées, la part de l’Occident sera grande, trop grande même, et l’originalité, l’antiquité surtout de l’art indien seront sévèrement sapées... Encore devra-t-on procéder avec une prudence extrême. Le peu que nous savons de la peinture, dans les grandes civilisations classiques, nous commande que cette prudence soit plus grande encore. Donnez-vous, malgré cela, le plaisir de comparer les photographies des fresques d’Ajunta avec certains tableaux d’Orcagna... pour n’en prendre qu’un, entre cent.

Les piliers octogonaux du sanctuaire m’ont semblé tous richement sculptés. Sur leur base à quatre carres se détachent des Dieux, des adorans, et les éternels lions de Mahavira. Enfin, à Sittamour, comme à Genji, se montrent les chapiteaux en T, à pendans ciselés, du caractère assyrien. Les chéneaux avec leurs corniches curvilignes y possèdent, de même, leurs encoignures arquées, sculptées, et sur lesquelles bondit le petit lion symbolique, perché à l’extrême sommet de l’angle.

Le mandapam qui court à droite de l’entrée du sanctuaire a été fortement remanié, tels ceux de Genji, mais pour d’autres causes. On a muré sa face principale et constitué ainsi une galerie close qui se continue avec un bâtiment dont les fenêtres à croisillons sont encadrées de sculptures peintes. Une pareille décoration égayé les pilastres. Le bleu, le jaune et le rouge alternent par teintes plates. Le dôme, magnifiquement sculpté et rehausse de couleurs vives, fourmille de figures humaines, de génies, de bêtes. Pyramidal à sa base, il s’arrondit en coupole réticulée, denticulée, terminée par un gros solide arrondi qui se surmonte d’un bouton piriforme, assis lui-même sur un disque.

A droite, encore, règne un second mandapam. Celui-là est placé près du porche. Les piliers en sont neufs et de la main des fournisseurs habituels. Les bons tailleurs de pierre se recrutent toujours à Tanjore et à Madura. Ils ont ciselé sur les fûts leur habituel cortège de divinités pouraniques. Mais, pour honnête qu’en soit la facture, les formes crient la décadence. Quel contraste avec les admirables sculptures des piliers du dehors ! Ils furent enlevés de la merveilleuse pagode aux mille colonnes de Genji. La congrégation djaïna les acheta vers 1875 avec le kiosque monumental et les éléphans qui y sont attelés. Je les retrouve au dehors, tels qu’ils furent décrits par Esquer, lors de sa visite à Genji, en 1864 : « Un fort beau char en pierre auquel sont attelés deux éléphans d’un travail remarquable ; les trompes de ces animaux sont engagées dans le mur d’enceinte de la ville, qui a été probablement construit postérieurement à la pagode. » Et cette pagode est celle où le rajah Desing pria une dernière fois Vichnou avant de marcher à la mort.

Malgré le soleil de midi qui brûle, je relève et je mesure le char de Genji. Qui se souciera de cette œuvre, vieille peut-être de cinq siècles, miraculeusement sauvée par ces bons djaïnas de Sittamour ? Ceux qui accablent de railleries faciles les collectionneurs, oublient trop qu’en art, les conservatoires verbaux ne signifient rien au regard des musées. Et je répète avec M. Lafenestre : en art, les plus belles phrases ne valent pas la simple vue des choses.

Ce char monumental est un édicule de gneiss, appareillé à la perfection, et qui dépasse quatre mètres en hauteur. Un kiosque carré y est assis, et chacune de ses quatre colonnes sculptées, ajourées, s’évide aux trois angles extérieurs pour fournir trois colonnettes prises dans sa masse. Sous ce kiosque, on voit un petit autel destiné à recevoir l’idole quand on lui offre les seuls sacrifices que célèbrent les djaïnas respectueux de la vie, c’est-à-dire des fleurs, du lait et du beurre clarifié. Nous sommes loin de ces autres radjpoutes de Genji qui immolaient, sur une pierre qu’on montre encore, les buffles et les chevaux, avec la forte épée dont la l’âme s’élargit, à son extrémité, en museau de brochet ! Le toit carré du kiosque, à corniches chantournées, se couronne par une coupole en briques dont les huit pavillons abritent chacun une figure nue de Mahavira, avec un lion aux quatre coins. Ce couronnement est moderne. Il fut exécuté dans le même style que celui du sanctuaire, et soigneusement rehaussé de peintures.

Les éléphans, qui semblent attelés à ce char massif, sont pris dans les hautes rampes du large escalier par lequel on accède à l’édicule. Des’ pierres de rapport très exact les composent. Ainsi chaque bête se présente en demi-bosse avec sa trompe dardée en bas-relief sur la rampe. Mais ces trompes sont mutilées. La partie qui était prise dans le mur d’enceinte est demeurée à Genji. De l’extrémité du tronçon de la trompe à la queue, chaque éléphant mesure cinq mètres, sur deux et demi de hauteur, sans compter la cimaise à trois ressauts et la frise dentelée. Le pavillon a sept mètres de long. Par une barrière de dalles repercées l’ensemble est enclos à l’extérieur. On y a accès par la cour de la pagode.

Tel est, sommairement décrit, le char colossal que les djaïnas de Sittamour achetèrent en 1875, pour une somme de six cents roupies et qu’ils transportèrent, sans regarder aux frais, jusqu’à leur temple, tandis que les débris des deux trompes demeuraient fixées dans le mur de Genji comme témoins de son primitif emplacement.


MAURICE MAINDRON.

  1. Voyez la Revue du 1er février.