Lettres (Musset)/06

La bibliothèque libre.
LettresCharpentierŒuvres complètes d’Alfred de Musset. Tome X (p. 283-284).


VI

À SA MARRAINE.


Vous avez eu grand tort, madame, de n’être pas venue ce soir au Théâtre-Français. Rosine n’a pas été espiègle, mais elle a été spirituelle et assez coquette, fort coquette même. Il y a eu une sortie charmante. Voici comment : elle vient de lire le billet de Lindor ; l’acte finit ; elle est seule en scène. Le billet lu, et le dernier mot dit, l’actrice n’a plus qu’à s’en aller ; elle s’en va donc. L’orchestre se met à jouer une valse. Or, au lieu de sortir comme on sort, c’est-à-dire de laisser le théâtre vide pour l’entr’acte, voici ce qu’a fait Rosine ce soir :

Elle s’en est allée à pas lents, tenant à la main le billet de Lindor, le relisant, tournant sur la scène, seule, sans mot dire ; cela a duré près de cinq minutes. Le parterre n’a pas bougé ; il a suivi des yeux la demoiselle, qui n’en a pas été plus vite, tournant et relisant toujours, en dépit de l’entr’acte et de l’orchestre. Enfin elle est sortie et on a applaudi. Que dites-vous de cela ? Comme c’est hardi, calculé, affecté et parfaitement vrai ! et comme c’est féminin !

— Mais, direz-vous, c’est une tradition ; cela se fait peut-être tous les jours.

— Non, madame ; j’ai vu, Dieu aidant, une centaine de fois le Barbier de Séville, et je n’ai jamais vu cette sortie.

— Eh bien, direz-vous encore, c’est une idée de mademoiselle Mars.

— Eh ! que m’importe ? c’est charmant. Et songez que d’oser le faire, d’oser tenir ainsi le spectateur en haleine, au moment où l’entr’acte commence, d’oser rester quand tout le monde va se lever, quand on n’a plus rien à dire, quand les garçons de café brûlent de crier leur limonade, ma foi, oser cela, le faire et réussir, c’est quelque chose.

Cette lettre n’a point de date ; mais il y est question de mademoiselle Plessy, qui a joué pour la première fois le Barbier de Séville à la Comédie-Française le 20 mai 1836. — L’autographe contient un dessin à la plume qui représente Rosine en scène, lisant le billet de Lindor ; à gauche on voit l’ouverture d’une loge de rez-de-chaussée par où sort la tête d’Alfred de Musset.