Lettres (Musset)/13

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LettresCharpentierŒuvres complètes d’Alfred de Musset. Tome X (p. 297-300).


XIII

À SA MARRAINE.


Si vous savez pourquoi vous répondez vite et bien, vous comprendrez aisément pourquoi je réponds tard et mal. Prenez d’abord votre bon sens, puis votre tranquillité, puis votre gaieté naturelle, votre farniente toujours occupé à propos, puis, que dirai-je ? tout ce qu’il y a en vous de bon et de toujours prêt. Retournez tout cela, comme on retourne son bas pour le mettre. Voilà ma position, comme dit un de mes amis. Soyez sûre que, quand je ne vous dis rien, ce n’est ni oubli, ni paresse, ni distraction ; mais c’est que je ne peux rien dire.

Merci d’abord de l’histoire musicale et dentifrice. Hélas ! marraine, ces riens charmants qui viennent de vous me sont bien chers. Ils me rappellent le temps où je savais jouir de toutes ces petites perles qui vous tombent des lèvres quand vous riez ou qui pendent au bout de votre plume à chaque goutte d’encre que vous prenez. Je perds tous les jours l’esprit qu’il faut pour être au monde.

Vous demandez un commentaire, ce que vous appelez « un titre de chapitre ». J’admire le flair qu’ont les femmes comme vous. De toutes les folies que je vous ai écrites, l’histoire de l’escalier serait la moins folle ou la plus sérieuse, si c’était quelque chose ; mais malheureusement ce n’est et ne sera rien. Quand à l’histoire sainte, elle passe un peu à l’état d’ancien testament. Je ne peux pas vous faire l’histoire de l’escalier, parce que c’est si peu de chose, si rien, qu’il faudrait quinze pages pour la raconter.

Elle est revenue ! cet affreux capitaine l’a rencontrée. Et ce qui est triste, c’est la pièce nouvelle de l’Opéra-Comique[1]. Et j’y étais presque encore quand j’ai rencontré Clavaroche par une pluie battante, car j’en sortais.

Figurez-vous Se il padre m’abbandona, chanté en français, en costume de fantaisie écossais, avec des guêtres, des jupes qui viennent à mi-jambe, et chanté très vite, probablement pour ne ressembler ni à la Pasta, ni à la Malibran, ni à etc.

Oui, madame, elle est revenue, cette brune dont le portrait à la mine de plomb me pend au-dessus de la tête en ce moment même. Est-ce que vous croyez que je l’aime, là, vraiment ? Est-ce que vous supposez qu’il reste quelque chose de cette fantaisie que j’ai cru avoir ? Bah ! je suis parfaitement guéri ; et quand le filleul de ma marraine sera à son tour dessiné à la mine de plomb sur son propre tombeau, on écrira au-dessous

ÉPITAPHE D’UN INCONNU :

« Ci-gît, un homme qui a été à l’Opéra-Comique le 30 juillet 1840. Il avait l’idée d’y aller le 28 ; mais le théâtre était fermé à cause des fêtes, c’est pourquoi il s’y est rendu le surlendemain. Il s’est mis dans une avant-scène fort sombre, où il était tout seul. Et il a aperçu en face de lui, — à peu près, — une jeune femme brune. C’était la seconde fois de sa vie qu’il allait à l’Opéra-Comique ; et il lui est impossible d’expliquer pourquoi, ayant ce théâtre en horreur, il lui avait pris, dès le 28, une telle envie d’y aller, que le 30 il a emprunté à monsieur son frère de quoi s’y rendre, ne devant avoir d’argent que le lendemain. Et dans cette avant-scène qui est énorme, s’ennuyant fort tout seul, il a regardé dans la salle, et il a cru reconnaître dans une loge cette même jeune fille brune ; mais il lui a été impossible de croire que ce fût elle, vu qu’il la croyait engagée à Milan pour l’Automnino, c’est-à-dire la fin d’août. Sortant de là, et fort ému, il a rencontré par la pluie battante un capitaine avec lequel il était fort lié. Ce capitaine lui a affirmé qu’il avait, peu de jours auparavant, rencontré cette même brune à Paris, et qu’ainsi donc c’était bien elle, et non pas une hallucination produite par la musique. Et alors l’infortuné est rentré chez lui ; et il a fumé un grand nombre de cigarettes.

» Priez pour lui ! »

Je vous serre la main en désespéré.

31 juillet 1840.

Sur la dernière page de l’autographe est un dessin à la plume représentant un tombeau entouré d’une grille et ombragé d’un saule pleureur.

  1. L’Opéra à la cour, espèce de pot-pourri dramatique.