Lettres (Musset)/15

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LettresCharpentierŒuvres complètes d’Alfred de Musset. Tome X (p. 302-305).


XV

À MADAME LA DUCHESSE DE CASTRIES.


Ce n’est ni par manque d’amitié, madame, ni par manque de courage que je ne suis point allé vous voir à Dieppe. Je ne le pouvais réellement pas. La partie d’Augerville était arrangée et convenue depuis longtemps, et je ne pouvais y manquer sans impolitesse. Vous m’avez vu hésitant, mais c’est que j’hésite toujours, ou que je fais semblant, par acquit de conscience, parce que je ne fais jamais ce que je voudrais, ni ce que je devrais. Je regrette de ne m’être pas rendu, comme on dit, à votre aimable invitation, car j’ai fait des sottises à Paris. J’en aurais peut-être fait à Dieppe ; mais c’en auraient été d’autres, probablement moins sottes.

Ne vous plaignez pas d’une fin de saison là-bas ; je ne sais si ce que nous avons ici est une fin ou un commencement, mais si l’ennui était un brouillard, on ne se verrait pas à deux pas, à Paris, dans ce moment.

Vous me demandez l’opinion de Berryer sur madame Lafarge. Tant que le procès a duré, il n’a trop rien dit, en sa qualité de jurisconsulte probablement, mais je le crois de votre avis, que je partage entièrement ; je ne comprends même pas qu’on ait tant hésité : le témoignage de mademoiselle Brun me semble concluant.

Je ne suis point allé à la Chambre des pairs, pour entendre la défense du prince Louis. C’est encore un de mes regrets ; mais, à vous dire vrai, je ne peux pas me faire à cette mode d’écouter un plaidoyer comme un opéra. Berryer dit à une Chambre qui devrait être le premier corps de l’État qu’ils ont tout trahi, tout abandonné, tout trompé, et tout cela, comme vous le dites, pour de l’or et des places, et messieurs les pairs crient bravo ! comme s’ils entendaient chanter Rubini. — C’est admirable !

Oui, madame, vous avez bien raison de vous féliciter d’être femme. Je tombe d’accord de tout ce que vous dites là-dessus, et même des dix années indevinables. Permettez-moi pourtant une observation : il vous sied de parler ainsi, parce que vous êtes femme, réellement femme, que vous avez fait un noble et bon usage de votre vie et de vos facultés ; mais accordez-moi aussi qu’il y a peu, bien peu de pareils courages ; et certes, parmi les hommes, ceux qui ont vécu hardiment ont aussi des souvenirs, moins doux, c’est vrai, moins calmes, mais tout aussi profonds. En somme, il me semble que la différence des sexes n’est pas l’important, mais plutôt la différence des êtres. La vie vulgaire, petite et étroite, que mènent les trois quarts et demi des gens qui croient vivre, détruit le peu que chacun aurait pu valoir. Ceux qui rompent cette glace doivent être mis à part, et, en général, les hommes ont le grand avantage de la liberté, qui les dispense de l’hypocrisie. S’il y a peu d’hommes qui sachent être heureux, il y a peu de femmes qui osent être heureuses. À partie égale, entre amants, il y en a toujours un qui est le propriétaire l’autre n’est que l’usufruitier, et, en cela, je vous reconnais la supériorité ; nous goûtons le bonheur, mais vous en avez le secret.

Vous me parlez d’un méchant sujet, qui est moi-même. Je crois avoir le droit de dire que je m’ennuie, parce que je sais très bien pourquoi. Vous me dites que ce qui me manque, c’est la foi. — Non, madame j’ai eu, ou cru avoir cette vilaine maladie du doute, qui n’est, au fond, qu’un enfantillage, quand ce n’est pas un parti pris et une parade ; non seulement aujourd’hui j’ai foi en beaucoup de choses et d’excellentes choses, mais je ne crois pas même que, si on me trompait, ou si je me trompais, je perdisse cette foi pour cela.

Pour ce qui regarde les choses d’un peu plus haut et la foi de la sœur Marceline, je ne peux rien dire là-dessus. La croyance en Dieu est innée en moi ; le dogme et la pratique me sont impossibles, mais je ne veux me défendre de rien ; certainement je ne suis pas mûr sous ce rapport. Ce qui me manque maintenant, je vous l’ai dit : c’est une chose beaucoup plus terrestre. Je vous ai raconté comme quoi une passion absurde, fort inutile et un peu ridicule, m’a fait rompre, depuis à peu près un an, avec toutes mes habitudes. J’ai quitté tout ce qui m’entourait, mes amis, mes amies, le courant d’eau où je vivais, et une des plus jolies femmes de Paris. Je n’ai pas réussi, bien entendu, dans ma sotte vision, et aujourd’hui, je me retrouve guéri, il est vrai, mais à sec, comme un poisson au milieu d’un champ de blé ; or, je n’ai jamais pu, je ne puis ni ne pourrai vivre ainsi seul, ni convenir que c’est vivre. J’aimerais autant être un Anglais. Voilà toute ma peine. Vous voyez que je ne suis ni blasé, ni ennuyé sans motif, mais purement et simplement désœuvré. Je ne me crois pas très difficile à guérir ; cependant je ne serais pas non plus très facile. Je n’ai jamais été banal. Ce qu’on appelle les femmes du monde, d’une part, me font l’effet de jouer une comédie dont elles ne savent pas même les rôles. D’un autre côté, mes amours perdues m’ont laissé quelques cicatrices qui ne s’effaceraient pas avec de l’onguent miton-mitaine. Ce qu’il me faudrait, c’est une femme qui fût quelque chose, n’importe quoi ou très belle, ou très bonne, ou très méchante, à la rigueur, ou très spirituelle, ou très bête, mais quelque chose. En connaissez-vous, madame ? tirez-moi par la manche, je vous prie, quand vous en rencontrerez une. Pour moi, je ne vois rien de rien. Croyez, madame, à ma bien sincère et respectueuse amitié.

A. de Musset.
Jeudi (septembre ou octobre 1840).