Lettres (Spinoza)/VIII. Spinoza à Oldenburg
Œuvres de Spinoza, tome 3, Charpentier, 1861 [nouvelle édition], III (p. 365-367).
LETTRE VIII[1].
RÉPONSE À LA PRÉCÉDENTE
À MONSIEUR HENRI OLDENBOURG,
B. DE SPINOZA
J’ai reçu samedi dernier votre bien courte lettre, datée du 15 novembre. Vous vous bornez à m’indiquer les passages du Traité théologico-politique qui ont arrêté les lecteurs. J’avais espéré savoir en outre quelles sont les doctrines qui leur ont semblé, comme vous m’en aviez prévenu, ruiner la pratique de la piété. Mais pour vous dire toute ma pensée sur les trois points que vous avez marqués, je ne vous cacherai pas, en ce qui touche le premier, que j’ai dans l’âme une idée de Dieu et de la nature fort différente de celle que les nouveaux chrétiens ont coutume de défendre. Je crois, en effet, que Dieu est, comme on dit, la cause immanente de toutes choses et non la cause transitive[2]. Je le dis avec Paul : « Nous sommes en Dieu et nous nous mouvons en Dieu[3], » et je le dis peut-être aussi avec tous les anciens philosophes, bien que je l’entende d’une autre façon. J’ose même assurer que ç’a été le sentiment de tous les anciens Hébreux, ainsi qu’on le peut conjecturer de certaines traditions, si défigurées qu’elles soient en mille manières. Toutefois, ceux qui pensent que le Traité théologico-politique veut établir que Dieu et la nature sont une seule et même chose (ils entendent par nature une certaine masse ou la matière corporelle), ceux-là sont dans une erreur complète[4]. J’arrive à l’article des miracles. Je suis persuadé que c’est la seule sagesse de la doctrine qui fonde la certitude de la révélation divine, et non point les miracles, qui ne reposent que sur l’ignorance, comme je l’ai longuement fait voir dans le chapitre VI sur les miracles. J’ajoute ici que je reconnais entre la religion et la superstition cette différence principale, que celle-ci a pour fondement l’ignorance et celle-là la sagesse ; et voilà pourquoi le vulgaire des chrétiens se fait distinguer de ceux qui ne le sont pas, non point par la bonne foi, la charité et les autres dons du Saint-Esprit, mais seulement par une certaine opinion qu’ils professent. En effet, c’est par les seuls miracles, c’est-à-dire par l’ignorance, source de toute malice, qu’ils défendent leur religion, comme font tous les autres ; et de là vient qu’ils tournent leur foi, quoique véritable, en superstition. Les souverains permettront-ils jamais qu’on apporte un remède à ce mal ? c’est ce dont je doute fort.
Enfin, pour vous montrer ouvertement ma pensée sur le troisième point, je dis qu’il n’est pas absolument nécessaire pour le salut de connaître le Christ selon la chair ; mais il en est tout autrement si on parle de ce Fils de Dieu, c’est-à-dire de cette éternelle Sagesse de Dieu qui s’est manifestée en toutes choses, et principalement dans l’âme humaine, et plus encore que partout ailleurs dans Jésus-Christ. Sans cette Sagesse, nul ne peut parvenir à l’état de béatitude, puisque c’est elle seule qui nous enseigne ce que c’est que le vrai et le faux, le bien et le mal. Et comme cette Sagesse, ainsi que je viens de le dire, s’est surtout manifestée par Jésus-Christ, ses disciples ont pu la prêcher, telle qu’elle leur a été révélée par lui, et ils ont montré qu’ils pouvaient se glorifier d’être animés de l’esprit du Christ plus que tous les autres hommes. Quant à ce qu’ajoutent certaines Églises, que Dieu a revêtu la nature humaine, j’ai expressément averti que je ne savais point ce qu’elles veulent dire ; et pour parler franchement, j’avouerai qu’elles me semblent parler un langage aussi absurde que celui qui dirait qu’un cercle a revêtu la nature du carré. Je pense que ces explications suffisent pour éclaircir mon sentiment sur les trois points que vous avez marqués. Plairont-elles aux chrétiens de votre connaissance, c’est ce que vous pouvez savoir mieux que moi. Adieu.