Lettres (Spinoza)/XIII. Spinoza à Simon de Vries

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Traduction par Émile Saisset.
Œuvres de Spinoza, tome 3CharpentierIII (p. 378-381).

LETTRE XIII[1].

RÉPONSE À LA PRÉCÉDENTE
À MONSIEUR SIMON DE VRIES[2],
B. DE SPINOZA


Mon cher ami,

Les difficultés que vous rencontrez à résoudre les questions que vous me proposez viennent de ce que vous ne faites pas entre les divers genres de définitions les distinctions nécessaires. Tantôt, en effet, la définition sert à expliquer une chose dont l’essence inconnue était en question ; tantôt elle sert seulement à la recherche de cette essence. La première, ayant un objet déterminé, doit être vraie ; ce qui n’est pas nécessaire pour la seconde. Par exemple, si quelqu’un me demande la description du temple de Salomon, je suis tenu de lui donner une description fidèle, ou bien ma réponse n’est pas sérieuse. Mais supposez que j’aie tracé dans ma pensée le plan d’un temple que je veux construire, et que je calcule d’après ce plan qu’il me faudra tel emplacement, tant de milliers de pierres de taille, en un mot telle quantité de matériaux, sera-t-on reçu raisonnablement à me dire que ma conclusion est fausse, parce qu’elle est fondée sur une fausse définition, ou bien à me demander la preuve de ma définition ? Ce serait me dire que je n’ai pas conçu ce que j’ai conçu en effet ; ce serait me demander de prouver que j’ai conçu ce que je sais bien que j’ai conçu ; ce serait se moquer. Ainsi donc, de deux choses l’une : ou la définition explique la chose définie, telle qu’elle est hors de l’entendement, et alors elle doit être vraie et ne diffère d’une proposition ou d’un axiome qu’en tant qu’elle regarde seulement l’essence des choses ou celle de leurs affections, au lieu qu’un axiome a une portée plus grande et s’étend jusqu’aux vérités éternelles ; ou bien elle explique la chose définie telle qu’elle est dans l’entendement, et alors elle diffère d’un axiome et d’une proposition en ce qu’elle n’est assujettie qu’à une seule condition, savoir, d’être absolument intelligible, sans cette autre condition d’être vraie. C’est pourquoi une définition qui ne s’entend pas est une mauvaise définition. Pour rendre la chose plus claire encore, je me servirai de cet exemple même de Borel 2 qui vous embarrasse. Supposons que quelqu’un vienne nous dire : j’appelle figurales deux lignes droites comprenant un espace déterminé. S’il entend par ligne droite ce que tout le monde appelle ligne courbe, sa définition est bonne, et il est aisé de concevoir une figure qui y satisfasse ; mais elle n’est bonne qu’à cette condition, qu’il ne se représente pas ensuite un carré ou telle autre figure semblable. Mais s’il entend la ligne droite dans l’acception commune, la chose est parfaitement inintelligible, et partant la définition mauvaise. Borel, dont vous semblez disposé à admettre le sentiment, confond tout cela. Mais je prends encore un exemple, celui que vous citez vous-même à la fin de votre lettre. Si je dis : chaque substance n’a qu’un seul attribut, voilà une proposition pure et simple qui a besoin de démonstration ; mais si je dis : j’entends par substance ce qui est constitué par un seul attribut, la définition est bonne, à condition que vous désigniez ensuite par un autre nom les êtres qui sont constitués par plusieurs attributs.

Vous dites que je ne démontre pas que la substance (ou l’être) puisse avoir plusieurs attributs ; c’est que vous n’avez pas regardé de près mes démonstrations. J’ai donné deux preuves de la proposition que vous contestez : la première, c’est qu’il n’y a rien de plus évident que ce principe, que tout être est conçu par nous sous un certain attribut 3, et que plus il a de réalité ou d’être, plus il a d’attributs ; d’où il suit que l’être absolument infini doit être défini, etc. Ma seconde preuve et à mon avis la principale, c’est qu’à mesure que j’assigne à une chose un plus grand nombre d’attributs, j’en suis d’autant plus forcé de reconnaître son existence, c’est-à-dire de la concevoir comme vraie 4. Or, ce serait tout le contraire si j’avais imaginé une chimère ou quelque chose de semblable.

Vous dites encore que vous ne concevez la pensée que par les idées, à cause que si l’on ôte les idées, la pensée n’est plus. Cela vient de ce qu’en faisant abstraction des idées, vous qui êtes une chose pensante, vous faites abstraction de toutes vos pensées et de tous vos concepts. Or ce n’est pas merveille qu’après avoir retranché toutes vos pensées, il ne vous reste plus rien à penser ensuite. Mais quant au fond de la chose, je crois avoir démontré, avec toute la clarté et l’évidence désirables, que l’entendement, quoique infini, se rapporte à la nature naturée et non pas à la nature naturante 5. Du reste, je ne vois pas en quoi tout cela peut servir à l’intelligence de la troisième définition, ni quelle difficulté vous y trouvez. La voici telle que je crois vous l’avoir communiquée 6 : Par substance, j’entends ce qui est en soi et est conçu par soi, c’est-à-dire ce dont le concept n’enveloppe pas le concept d’une autre chose. Par attribut, j’entends exactement la même chose, avec cette seule différence que l’attribut se rapporte à l’entendement, en tant qu’il attribue à la substance telle nature déterminée. Cette définition, je le répète, explique assez clairement ce que je veux entendre par substance et par attribut. Vous désirez toutefois que j’explique par un exemple comment une seule et même chose peut être désignée par deux noms. Pour ne point vous sembler avare, au lieu d’un exemple, je vais vous en donner deux. Je dis d’abord que par Israël j’entends le troisième patriarche 7 ; et je n’entends pas autre chose par le nom de Jacob, ce patriarche ayant été appelé Jacob parce qu’il tenait en naissant le pied de son frère 8. Secondement, j’entends par plan ce qui réfléchit tous les rayons de la lumière sans aucune altération, et par blanc, j’entends la même chose, avec cette différence que le blanc se rapporte à l’homme qui regarde un plan, etc.

  1. La XXXIIe des Opp. posth.
  2. Simon de Vries est ce riche bourgeois d’Amsterdam dont Spinoza refusa d’être l’héritier. Voyez Colerus, Vie de Spinoza.