Lettres (Spinoza)/XXXI. Spinoza à ****
Œuvres de Spinoza, tome 3, Charpentier, 1861 [nouvelle édition], III (p. 442-444).
Lettre XXXI.
(Réponse à la précédente).
À MONSIEUR **** 1,
B. DE SPINOZA.
MONSIEUR,
Je me réjouis bien sincèrement que vous ayez enfin trouvé l’occasion de me procurer le plaisir, toujours si grand pour moi, de recevoir de vos lettres. Veuillez me donner souvent cette satisfaction : je vous le demande avec instance …. J’arrive aux difficultés que vous me proposez. Quant à la première, je dis que l’âme humaine ne peut connaître que ce qui est enveloppé dans l’idée du corps considéré comme existant en acte, ou ce qui peut être déduit de cette idée ; car la puissance de chaque chose se détermine par sa seule essence (Éthique, Propos. 7, part. 3). Or, l’essence de l’âme (par la Propos. 13, part. 2) est tout entière dans l’idée du corps existant en acte ; et par conséquent, la puissance de penser de l’âme ne s’étend pas au delà de ce qui est contenu dans l’idée de ce corps, ou de ce qui peut en être déduit. Or, cette idée du corps n’enveloppe et n’exprime d’autres attributs de Dieu que l’étendue et la pensée ; car son objet, qui est le corps (par la Propos. 6, part. 2), a Dieu pour cause, en tant qu’il est considéré sous l’attribut de l’étendue, et non sous aucun autre attribut : d’où il suit (par l’Axiome 6, part. 1) que cette idée du corps enveloppe la connaissance de Dieu, en tant qu’il est considéré seulement sous l’attribut de l’étendue. De plus, cette idée, comme mode de la pensée, a également Dieu pour cause (par la même Propos.), en tant que chose pensante, et non sous aucun autre point de vue. Donc (par le même axiome) l’idée de cette idée enveloppe la connaissance de Dieu considéré sous l’attribut de la pensée, et non sous aucun autre point de vue. Il est donc évident que l’âme humaine, ou l’idée du corps humain, n’enveloppe ni n’exprime d’autres attributs de Dieu que la pensée et l’étendue. Or, de ces deux attributs et de leurs affections, il est impossible (par la Propos. 10, part. 1) de déduire aucun autre attribut. Je conclus donc que l’âme humaine ne peut connaître que les attributs de l’étendue et de la pensée ; ce que je me proposais de démontrer.
Vous demandez s’il faudra reconnaître autant de mondes différents qu’il y a d’attributs de Dieu. Je vous renvoie pour cela au Schol. de la Propos. 7 de l’Éthique, part 2. Du reste, cette proposition pourrait se démontrer plus aisément par l’absurde ; et quand il s’agit d’une proposition négative, je préfère ce genre de démonstration à la preuve directe, comme plus analogue à son objet. Mais puisque vous ne voulez que des démonstrations positives, je n’insiste pas et j’arrive à votre seconde objection.
Vous doutez qu’il soit possible, quand deux choses diffèrent entre elles tant sous le rapport de l’essence que sous celui de l’existence, que l’une d’elles produise l’autre, n’y ayant rien de commun entre des choses si différentes. Mais veuillez remarquer que tous les êtres particuliers, hormis ceux qui sont produits par leurs semblables, diffèrent de leurs causes tant par l’essence que par l’existence ; ce qui ôte tout sujet de doute à cet égard.
Quant au sens précis où j’ai dit que Dieu est la cause efficiente des choses, de leur essence comme de leur existence, je crois m’être suffisamment expliqué dans le Scholie et le Corollaire de la Propos. 25 de l’Éthique, part. 1.
Le principe renfermé dans le Scholie de la Propos. 10, part. 1, est fondé, comme je l’ai dit à la fin de ce même Scholie, sur l’idée que nous avons de l’Être absolument infini, et non point sur ce qu’il y a ou peut y avoir des êtres doués de trois, quatre, cinq attributs.
Voici les exemples que vous me demandez : pour les choses de la première catégorie, je citerai, dans la pensée, l’entendement absolument infini ; dans l’étendue, le mouvement et le repos ; pour celles de la seconde catégorie, la face de l’univers entier, qui reste toujours la même, quoiqu’elle change d’une infinité de façons. Voyez, sur ce point, le Scholie du Lemme 7, avant la Propos. 14, part. 2.
J’espère, Monsieur, avoir répondu à vos objections et à celles de votre ami. Toutefois, s’il vous reste quelque scrupule, je vous supplie de ne point hésiter à m’en faire part, pour que j’essaye, autant qu’il sera en moi, de le dissiper. Agréez, etc.
La Haye, 29 juillet 1675.