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Lettres amoureuses et pensées diverses du marquis de Lassay/Lettre à une princesse romaine

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, Maurice Lange
Lettres amoureuses et pensées diverses du marquis de Lassay (1652-1738)
E. Sansot (p. 80-85).

LETTRE À UNE PRINCESSE ROMAINE[1]
QUI M’AVAIT PRÉTÉ SA MAISON POUR Y ALLER COUCHER
EN PARTANT DE ROME

(1686)


Il faut, Madame, que M. de Bernière, qui nous parla hier si longtemps chez vous de l’oraison de M. de Saint-Julien, l’eût dite le matin et pour lui et pour moi : car nos aventures et celles du comte ont été presque semblables. Jamais voyage n’a commencé plus mal que le nôtre. Nous partîmes à l’entrée de la nuit ; nous ne dimes pas quatre mots pendant tout le chemin je pensais tristement, j’étais si malade que je n’avais pas la force de me remuer, et il s’en est peu fallu que les gens des postes nous aient traité aussi mal que les voleurs traitèrent le pauvre comte. Enfin je suis arrivé une heure avant le jour à Baniaye[2] en plus mauvais état qu’il n’arriva en ce lieu, où il fut reçu si humainement, et à quelque chose près j’y ai été reçu aussi bien qu’il le fut. J’ai trouvé un palais enchanté ; une femme est venue au-devant de moi et m’a conduit dans la chambre de la plus belle princesse d’Italie[3], à une heure où l’on n’entre guère chez les dames que pour être heureux. Il y avait dans cette chambre un lit qui semblait être fait pour l’amour et pour le plaisir ; malheureusement il n’y a point servi : la princesse était à Rome, et l’aventure a fini là. Je sais bien que cette princesse est persuadée que je n’avais besoin que de repos en partant de Rome. Il en est peut-être quelque chose ; mais si je l’avais trouvée dans ce beau lit, elle aurait fait le miracle de ressusciter les morts. Quelles idées cette pensée donne à un pauvre malheureux qui la quitte ! Il vaut mieux que je parle de sa maison que d’elle.

Vous ne m’avez point dit assez de bien de Baniaye, Madame : c’est le plus aimable lieu que j’aie jamais vu de grands arbres aussi verts qu’en France, et qu’il ne faut point aller chercher, et des quantités de fontaines, qui vont quand les maîtres n’y sont point : jamais ordre n’a été plus inutile que celui que vous avez donné au jardinier de les faire toutes aller elles n’attendent pas vos ordres pour jeter des torrents de la plus belle eau du monde. Ce que vous appelez deux cassins[4] sont deux belles maisons, et, depuis que je suis en Italie, je n’ai point vu d’appartement mieux tourné ni plus agréablement meublé que le vôtre : le grand salon, l’antichambre, la chambre et le cabinet sont d’une forme parfaite et ont des plafonds admirables. Ce que je vous demande, Madame, c’est de faire abaisser les fenêtres jusqu’en bas cela ne gâtera point la symétrie du dehors de votre maison, et rendra vos appartements bien plus agréables. Je vous demande encore de faire abattre à hauteur d’appui la muraille qui est devant vos fenêtres ; car cette muraille vous donne une vue effroyable et vous en cache une fort belle, et, si on prétend qu’elle est nécessaire pour votre maison, il n’y a qu’à faire un petit fossé derrière. Je souhaiterais encore une chose : ce serait de remplir de fleurs et d’orangers la petite allée qui est à droite en entrant et d’abattre les murs qui enferment votre parterre : vous verriez quelle gaieté cela lui donnerait. Tout ce que je vous propose, Madame, ne coûterait pas trois cents pistoles et, à mon gré, ne laisserait rien à souhaiter au plus aimable lieu d’Italie. Il m’a fait souvenir de ces vers de Chapelle :

Hélas ! que l’on serait heureux
Dans ce beau lieu digne d’envie,
Si, toujours aimé de Sylvie,
On pouvait, toujours amoureux,
Avec elle passer sa vie !

Si Chapelle avait connu la maîtresse de Baniaye, il aurait supprimé le quatrième vers, jugeant ce souhait fort inutile. J’ai peur que M. de Torcy[5] ne pense comme moi sur son chapitre ; mais songez, Madame, que le fils d’un ministre qui doit un jour gouverner un royaume n’est pas fait pour Baniaye il lui faut plus de bruit et plus d’agitation. Vivre en paix dans un beau séjour avec une personne qui ne vit que pour vous, y avoir une compagnie de gens qui vous conviennent, est une vie qui n’est propre qu’à un fainéant comme moi. M. le cardinal d’Estrées[6], lassé de gloire comme ces anciens Romains, pourrait plutôt s’en accommoder ; si cela était, on s’accommoderait bien de lui. Pour Mme de Brachane[7], elle voit tant de souverains et de vice-rois à ses pieds qu’on n’oserait espérer qu’elle voulût quitter toutes ces grandeurs ; cependant on la souhaiterait toujours.

Hélas ! je m’étourdis par des châteaux en Espagne, et je ne songe pas qu’il faut partir. Je quitterai dans un moment un lieu charmant qui est à vous, et je me vais trouver tout seul avec M. de Bernière dans de vilaines hôtelleries, accablé de tristesse encore plus que de mauvaise santé. Du moins, Madame, plaignez-moi quelque-fois, et souhaitez le temps de mon retour à Rome, que j’attends déjà avec impatience ; comptez les mois pendant que je compterai les jours : vous le devez, Madame, quand ce ne serait que par reconnaissance ; car rien ne peut égaler l’admiration que j’ai pour vous. Si j’osais me servir d’autres termes, ils expliqueraient d’autres sentiments qui sont encore dans mon cœur.

Je n’ai point vu M. Delpino[8] : il est malade ; mais ses lieutenants ont si bien exécuté ses ordres que nous n’avons perdu que l’honneur de sa conversation on ne peut pas être mieux reçus que nous l’avons été. J’ai bien caressé la belle Forcente que vous aimez ; on m’a fort vanté son mérite. Voilà, Madame, une longue lettre : je souhaite que vous ayez autant de plaisir à la lire que j’en ai eu à l’écrire.

  1. Probablement la princesse de Belmonte, que Lassay appelle princesse de Belmont (voir suprà, p. 71). Louise-Angélique de la Trémoille (1655-1698), dite Mlle de Noirmontier avant son mariage (1682), qui l’a faite princesse de Belmonte, puis duchesse Lanti. Sœur de la duchesse de Bracciano (voir infrà, p. 84). Voir Saint-Simon, éd. De Boislisle, III, p. 2, note 9 ; VI, p. 34. — Ed. 1756, tome I.
  2. Lire Bagnaia, à 4 km. de Viterbe. La famille ducale de Lanti y avait — et y a encore — sa résidence d’été.
  3. Coulanges, qui vit aussi la princesse à Rome, dit qu’elle avait « les yeux assez beaux, une bonne mine, et les manières engageantes ». (Mémoires, p. 152-4, cité par De Boislisle, Saint-Simon, VI, p. 43).
  4. La forme habituelle est cassine ; mais en italien : casino.
  5. Jean-Baptiste Colbert, marquis de Torcy (1665-1746), le neveu de Colbert, le futur secrétaire d’état des affaires étrangères. Son père, Colbert de Croissy, lui faisait faire alors son apprentissage de diplomate. Il était arrivé à Rome à la fin de mai 1686 et y resta cinq mois (voir Revue de Paris, 1910, p. 331 sq. : Conseils à un futur ministre, — lettres à lui écrites par son père de 1684 à 1689, publiées par Louis Delavaud).
  6. César d’Estrées (1628-1714). Evêque de Laon et pair de France en 1653, cardinal en 1671, chargé d’importantes missions diplomatiques en Bavière et à Rome. Sur ses séjours à Rome, voir Saint-Simon, III, p. 3, note 3. Intime ami de la princesse de Bracciano, dont il avait fait le second mariage (ibid. XV p. 309).
  7. La future princesse des Ursins. Anne-Marie de la Trémoille (1642-1722), fille de M. de Noirmontier, sœur de la princesse de Belmonte, veuve de M. de Chalais, mariée en secondes noces (1675-1698) au riche duc de Bracciano. Elle ne prendra le nom de princesse des Ursins qu’en 1696, lorsque don Livio Odescalchi aura acheté le duché de Bracciano. Elle signait, comme Lassay écrit : duchesse de Brachane (Saint-Simon, V, p. 100 sq). — Voir des lettres d’elle à sa sœur (entre 1685 et 1693) dans Geffroy, Lettres inédites de la princesse des Ursins.
  8. Sans doute l’intendant de la princesse.