Lettres au Cardinal Mathieu

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Lettres au Cardinal Mathieu
Revue des Deux Mondes6e période, tome 58 (p. 449-476).
LETTRES
AU CARDINAL MATHIEU [1]
{1895-1906)


Paris, le 22 juin 1893.

MONSEIGNEUR,

Si je ne vous ai pas écrit plus promptement pour vous exprimer toute ma reconnaissance de l’accueil que vous avez bien voulu me faire à Angers, et me ménager vous-même auprès de vos diocésains, vous ne m’aurez pas, je pense, intérieurement accus » ; de négligence, — et encore moins d’ingratitude, — mais vous m’aurez excusé plutôt sur le formidable arriéré de besogne que je retrouve à Paris, quand il m’est arrivé, comme ce mois-ci, de m’absenter une quinzaine de jours. Ce n’est rien de très important, à la vérité, mais c’est un détail à n’en plus finir, et parce que c’est le genre de travail le moins attrayant qu’il y ait au monde, il dure bien plus longtemps qu’il n’en vaudrait la peine.

Mais me voici rentré dans mon courant, et le premier instant de loisir que ; je trouve, j’en profite pour vous dire ce que je ne saurais trop vous redire : combien je vous suis obligé de votre bienveillance, et l’inoubliable souvenir que j’en ai rapporté. Plus de mots en diraient moins, et je suis bien sûr que Votre Grandeur ne se trompera pas à l’accent de ceux-ci. Je penserai plus d’une fois à Angers, ce qui n’est pas d’ailleurs bien difficile à un Vendéen, et quand j’y penserai, c’est l’Evêché que je reverrai[2].

Je prends la liberté de vous adresser en même temps que cette lettre une demi-douzaine de brochures que MM. vos secrétaires m’avaient prié de leur faire parvenir.

Veuillez agréer, je vous prie, Monseigneur, avec l’expression de tous mes remerciements de nouveau, celle de mon respectueux dévouement.


Paris, le 4 janvier 1896.

MONSEIGNEUR,

Vous êtes bien bon de ne pas m’oublier, et je ne saurais vous dire combien je vous suis reconnaissant d’avoir choisi ce moment de la nouvelle année pour me faire parvenir un nouveau témoignage de votre bienveillance. Mais pourrai-je y répondre comme vous le souhaiteriez ? C’est ce que je n’ose encore vous promettre, étant aux prises depuis déjà quelques jours avec l’influenza.

J’en suis d’autant plus contrarié que sous le titre de Réformes Universitaires, je voulais insérer dans la Revue du 15 janvier un article où je crois que j’aurais pu dire quelques bonnes vérités sur le Conseil supérieur, sur la Question du baccalauréat, sur la Loi des Universités[3]. Je préparais aussi pour Besançon une conférence retentissante ( ? ) — c’est-à-dire à laquelle j’aurais voulu donner du retentissement — sur la Renaissance de l’Idéalisme.

Si je puis faire cette conférence, qui doit avoir lieu le 2 février, je serai donc obligé de la faire publier tout de suite, et je ne puis vous l’offrir pour Angers, mais si peut-être elle suscitait quelque controverse assez vive, et que d’un seul point de cette conférence il en pût sortir une autre tout entière, je vous la réserverais volontiers, et je pourrais la donner au mois de mars ou d’avril. Besançon et Angers ! Angers et Besançon ! il y aurait quelque chose d’assez élégant, — pardonnez-moi ce souci tout profane, — à faire applaudir, si j’y réussissais, l’expression des mêmes idées aux deux extrémités de cette terre de France. Je connais au moins des francs-maçons qui ne s’en consoleraient pas ! Et puis, et surtout, il serait la meilleure manière de répondre à l’intérêt affectueux que vous me témoignez, et dont tout ce que j’ose dire, c’est qu’il ne s’adresse pas à un ingrat.

Agréez, je vous prie, Monseigneur, avec tous mes remerciements de nouveau, l’expression des sentiments avec lesquels je suis, du fond du cœur, votre très reconnaissant, très respectueux et très humble.


Paris, le 29 mai 1896.

MONSEIGNEUR,

Si, comme je l’espère, la nouvelle que je lis dans les journaux de ce matin est vraie, de votre nomination prochaine à l’archevêché de Toulouse, voulez-vous me permettre de ne pas attendre qu’elle soit officielle, et d’en adresser à Votre Grandeur toutes mes félicitations ? Vos Angevins vous regretteront, et vous-même, ce n’est pas sans émotion que vous vous séparerez d’eux. Mais vous retrouverez à Toulouse autant de respect et d’affection que vous en laisserez derrière vous, et, dans ce Midi tumultueux, peut-être trouverez-vous plus de bien encore à faire que dans notre calme et paisible Anjou. Je ne puis former, je crois, de vœux qui s’accordent mieux avec ceux de Votre Grandeur, et, en attendant de les voir bientôt réalisés, je la prie de vouloir bien agréer l’humble hommage de son tout dévoué.


Paris, le 8 décembre 1897.

Qu’il y a longtemps, Monseigneur, que je voulais vous écrire, me rappeler à votre souvenir, et vous dire combien je regrettais de n’avoir pas, depuis plus d’un an maintenant, su trouver l’occasion de vous revoir ! Mais, hélas ! l’existence que je mène est compliquée de tant de détails, où j’ai tant de peine à ne pas me noyer, que je ne sais souvent comment je vis, et que, si je vais passer trois semaines à Rome, le croirez-vous, je n’y trouve pas six matinées seulement pour faire quelques visites d’art. Aussi demanderais-je à Votre Grandeur non seulement de m’excuser, mais de me plaindre un peu, si ce genre de vie n’avait aussi quelques compensations, et de la nature tout justement de celles que j’ai trouvées à Rome. Le Saint Père, que j’ai trouvé aussi bien portant que jamais, d’esprit toujours aussi lucide et aussi ferme, a bien voulu me faire en effet le plus bienveillant accueil, et m’encourager dans la tâche que j’ai entreprise. Mieux encore que cela ! Comme je lui demandais s’il croyait que j’eusse passé la mesure, et, comme on me l’a reproché, trop maltraité la raison, cette raison raisonnante en laquelle on met aujourd’hui trop de confiance : « Et moi, je vous donne la mission de continuer, » m’a-t-il dit, totidem verbis. Votre Grandeur peut penser si je l’en ai remercié, et elle sait que je n’abuserai pas de l’autorisation, que je lui serai même reconnaissant de ne pas trop ébruiter. Mais enfin, c’était une parole dont j’avais besoin, et que je ne publierai pas sur les toits, mais dont je saurai me souvenir. Ils sont quelques-uns qui s’en apercevront.

Je remercie bien Votre Grandeur de l’accueil qu’elle a fait à mon petit volume[4]. S’il ne le mérite assurément pas pour lui-même, il en est digne pour l’émoi que je vois qu’il excite parmi quelques protestants. L’aveuglement du Journal de Genève va jusqu’à me reprocher, dans une Histoire de la Littérature, de n’avoir pas osé sacrifier Bossuet à Richard Simon. Ils ne pardonneront jamais au grand homme son Histoire des Variations et les terribles Avertissements.

Mais au lieu de mettre tout cela par écrit, quand pourrai-je, Monseigneur, en causer-avec vous de vive voix ? Ne viendrez-vous pas prochainement à Paris ? et si vous y venez, ne voudrez-vous pas m’en informer ? Car, pour moi, j’ai tout l’air maintenant de ne pouvoir plus m’absenter avant huit ou dix mois. Je ne voudrais pas attendre jusque-là le plaisir de vous revoir, et de vous redire combien je vous suis reconnaissant de toutes vos bontés ! Mme Brunetière se rappelle respectueusement au souvenir de Votre Grandeur, et moi, je la prie d’agréer l’hommage des sentiments avec lesquels je suis, du fond du cœur, son très humble et très obligé.


Paris, le 31 mai 1898.

MONSEIGNEUR,

Votre Discours a croisé ma brochure en route. Ai-je besoin de vous dire combien je vous suis reconnaissant de votre envoi, et avec quel plaisir je vous ai vu soutenir la cause de cette pauvre Clémence Isaure contre la critique de ceux que Fénelon, je crois, appelait déjà quelque part nos « fastueux érudits ? » S’ils nous ont rendu quelques services, vous trouvez qu’ils nous les font payer un peu cher, et je suis tout heureux d’être en ce point de votre avis. Duclos, par un o, estimait, il y a cent vingt-cinq ans, qu’on avait détruit « trop de préjugés ! » Gardons au moins quelques légendes, et comme Votre Grandeur le fait justement observer, donnons une preuve de notre bravoure d’esprit en n’ayant pas peur d’un peu de surnaturel.

Votre Grandeur sait avec quels sentiments d’affectueux respect je me fais un honneur d’être son parfaitement dévoué.


Paris, 18 décembre 1899.

MONSEIGNEUR,

Votre Eminence m’aura pardonné, je l’espère, de n’avoir pas répondu plus promptement à sa dernière lettre, si bienveillante, et, sans doute, elle n’aura pas imputé ce retard à ma négligence, mais uniquement à la multiplicité plutôt qu’à l’importance des occupations dont je suis en ce moment surcharge. C’est surtout mon cours de l’École normale qui m’a coûté quelque peine à remettre en train, comportant, comme le sait Votre Eminence, trois leçons d’une heure et demie par semaine, et selon l’habitude que j’en ai prise, voilà bien des années, sur trois sujets différents. Joignez que, depuis trois ans que je ne professais plus, j’avais un peu perdu de vue les choses purement littéraires.

Votre Eminence aura su sans doute que le cardinal Rampolla m’avait écrit au sujet de la conférence pour me faire savoir que le Saint Père en avait bien voulu agréer l’idée et j’ai des raisons de croire que le Nonce veut bien s’occuper assez activement de la faire aboutir. Je me suis donc remis, pour ainsi dire, entre ses mains. Confidentiellement, je crois qu’il souhaiterait que la conférence eût lieu dans le Vatican même, au lieu de la Chancellerie dont on avait parlé d’abord, et, si je suis trop heureux de cette intention pour n’en pas dire deux mots à Votre Eminence, Elle me pardonnera de lui demander de paraître Elle-même l’ignorer jusqu’à ce que le cardinal Rampolla lui en parle. C’est d’ailleurs ce qui ne saurait tarder, la date probable de la conférence paraissant devoir être fixée entre le 15 et le 25 du mois de janvier.[5].

Mais c’est trop parler de moi. Votre Éminence a-t-elle pris ses habitudes à Rome, et comment l’hiver l’a-t-il traitée ?[6]. Je dis l’hiver, quoique l’astronomie prétende que nous sommes encore en automne. Mais Votre Eminence l’aura vu dans nos journaux, il fait ici plus froid qu’il n’avait fait depuis longtemps, et la Seine est en train de se prendre. Je souhaite à Votre Eminence qu’il n’en arrive pas autant du Tibre.

Les nominations d’évêques sont enfin faites, au contentement du Nonce, à ce qu’il m’a semblé, et par conséquent du Saint-Siège. Vous avez vu d’autre part que la discussion du budget des cultes n’avait pas été plus violente, ni produit d’autres résultats qu’à l’ordinaire. Aussi commence-t-on à dire que le gouvernement, ou plutôt le Ministère, après avoir donné par le dépôt de son projet sur la scolarité la satisfaction que vous savez aux radicaux de la majorité, ne tient pas beaucoup lui-même à voir le projet aboutir. C’est la raison pour laquelle, dans la Revue, nous n’en avons dit que ce que Votre Eminence a pu voir sous la signature de Francis Charmes. Nous attendons, avant de l’attaquer plus vivement, que les projets aient pris une consistance et une forme que je persiste à espérer qu’ils ne prendront pas.

J’ai envoyé un bel exemplaire de mes Discours à son Eminence le cardinal Parocchi, mais, en raison de ce que je disais plus haut, j’attendrai pour lui écrire que Votre Eminence l’ait jugé opportun. Ce sera, Monseigneur, une manière pour moi d’avoir de vos nouvelles. Vous n’en donnerez certainement à personne qui lui en soit plus reconnaissant, ni qui, en se rappelant tant de marques de bienveillance qu’Elle lui a données, puisse se dire plus sincèrement,

De Votre Eminence le très humble et très obéissant serviteur.


Paris, le 15 janvier 1900.

MONSEIGNEUR,

J’ai su cette semaine même, par Mgr Lorenzelli, que ma conférence pourrait avoir lieu dans les derniers jours du mois, et, conformément à son avis, je partirai donc de Paris le mercredi 24 pour être à Rome le lendemain 25, et, je l’espère, y séjourner une huitaine de jours. Ce sera bien court ! Mais Votre Eminence le sait, j’ai repris cette année mon cours de l’Ecole Normale, et, dans les circonstances présentes, c’est une chaîne, que je porte à la vérité sans me plaindre, — et même au contraire, — mais enfin que j’ai des raisons de ne pas trop allonger.

Ne serai-je pas trop indiscret de profiter de l’hospitalité que Votre Eminence a bien voulu m’offrir ? Vous me voyez. Monseigneur, un peu confus d’oser seulement vous le redemander ? Mais si ma présence devait le moins du monde gêner Votre Eminence, je me rassure en pensant qu’Elle voudra bien me le dire aussi naïvement que je lui en fais la question[7].

Nous avons à Paris, depuis trois jours, un froid très vif, qui m’éprouve un peu, mais je n’y succomberai pas, je l’espère, et la bronchite ne viendra pas me surprendre au dernier moment. Ce serait pour moi un cruel crève-cœur !

Ai-je besoin d’ajouter, Monseigneur, combien je serai heureux de revoir Votre Eminence et de lui redire, de vive voix, avec quels sentiments de profond respect et aussi d’affection profonde, je suis son très humble et très dévoué serviteur.


4 février 1900.

MONSEIGNEUR,

Avant d’avoir encore vu personne, et, justement, pour ne rien mêler dans cette lettre à l’expression de ma reconnaissance et de mes remerciements, je n’écris aujourd’hui que deux mots à Votre Eminence. Arrivé d’hier soir à Paris, je tiens en effet à ce que Votre Eminence soit la première informée de mon heureux retour, mais je tiens surtout à lui dire combien je demeure touché de l’accueil qu’Elle m’a fait, et le souvenir que j’en ai emporté. Plus tard, dans quelques jours, si j’ai d’intéressantes nouvelles à faire passer à Votre Eminence, je les lui transmettrai avec autant de plaisir que de fidélité. Mais je ne pouvais attendre plus longtemps à lui faire parvenir l’expression de mes remerciements. C’est à vous, en effet, Monseigneur, si ce voyage doit porter quelques fruits, c’est à vous et à l’accueil que m’avait ménagé votre Eminence que j’en serai redevable. Croyez du moins que je ne l’oublierai pas, si je ne puis autrement lui en témoigner ma reconnaissance, et plus encore que par le passé, faites-moi l’honneur, en toute occasion, de vouloir bien compter sur les sentiments avec lesquels je suis

De Votre Eminence le très reconnaissant et très humble.


Paris, le 15 février 1900.

MONSEIGNEUR,

Je reçois à l’instant, par l’intermédiaire de M. Hertzog, l’image, le bref, dont la rédaction personnelle m’a infiniment touché, et l’affectueux billet que Votre Eminence y a bien voulu joindre. Tout cela me surprend au moment de la préparation de deux conférences nouvelles, que je dois faire, l’une la première, sur La liberté d’Enseignement, ici même le 23 février, et la seconde, le surlendemain 25, à Besançon sur Ce que ton apprend à l’école de Bossuet. Mais quelque effet que j’en attende ou que j’en espère, je crains bien qu’il ne soit comme noyé dans ce courant d’intolérance violente et sectaire au milieu duquel nous nous débattons. Il ne faut pas nous le dissimuler, c’est la guerre ! et le moment est venu de « se ceindre les reins. » Votre Eminence a-t-elle vu à ce propos les conséquences inattendues que nos journaux ont tirées de l’expression dont je me suis servi en me félicitant d’avoir eu l’honneur de parler de Bossuet « en territoire pontifical ? » La Dépêche de Toulouse a dit sur ce sujet des choses admirables !

Le départ de M. l’abbé Lhuillier a sans doute été pénible à Votre Eminence, et la voilà seule maintenant à Rome. Nous espérons que le séjour ne laissera cependant pas de lui en devenir de jour en jour plus facile, et Elle sait les souhaits que je forme à cet égard. Ils sont ceux d’un homme qui a pour Elle des sentiments où si Votre Eminence le permet, beaucoup d’affection, d’affection sincère et profonde se mêle à beaucoup de respect, et je suis convaincu que Votre Eminence en agréera l’hommage avec autant de simplicité que je le Lui offre.


21 janvier 1901.

EMINENCE,

Nous serons dans trois jours au 30 janvier. Si peut-être cette date ne vous rappelait rien que d’un peu vague, et de déjà lointain, j’ai des raisons d’en conserver un souvenir plus présent, et sans qu’il soit besoin de longues protestations, Votre Eminence le comprendra, si je lui rappelle que c’est la date de ma conférence de la Chancellerie. Elle ne comprendra pas moins que je n’aie pas pu voir approcher cet anniversaire sans que le souvenir de sa bonté me revînt aussitôt et d’abord en mémoire, ni sans prendre un plaisir un peu mélancolique à revivre en pensée les huit jours que j’ai passés auprès d’Elle. Ah ! si je le pouvais, qu’il me serait donc agréable de les recommencer, comme on fait un pieux pèlerinage ! Mais quand la multiplicité de mes occupations me le permettrait, l’état de ma santé me retiendrait encore, et peu s’en est fallu que je ne me visse dans l’obligation de renoncer à parler. C’est ce qu’on appelle : être pris par la gorge !

Aussi bien Votre Eminence l’a-t-elle pu voir, le siècle a mal commencé pour nous, et, tandis que je soignais ma bronchite au coin de mon feu, d’autres disparaissaient, de nos amis, dont on ne saurait trop regretter la perle, Desjardins, Lecour Grandmaison, Mme Caro, — qu’une pneumonie infectieuse emportait en trois jours, — et ce noble duc de Broglie, sous la timidité un peu hautaine de qui j’avais trouvé depuis vingt-cinq ans, comme tous ceux qui le connaissaient un peu, tant de réelle et profonde bonté. Les morts vont vite !

Au milieu de tous ces deuils, nous tâchons de ne pas perdre courage, et nous serrons les rangs, comme des soldats sur un champ de bataille. Mais, Monseigneur, nous aurions bien besoin d’un signe qui nous fût une promesse de victoire prochaine, et l’horizon nous parait bien sombre !

Voilà quelque temps que je n’ai reçu de nouvelles de Votre Eminence, directement ou indirectement. Comment l’hiver la traite-t-il et n’aurons-nous pas bientôt l’occasion de la revoir ? Si l’abbé Lhuillier était encore auprès d’Elle, je me hasarderais peut-être à lui demander des nouvelles de Rome, n’osant en demander à Votre Eminence elle-même. Croyez en tout cas, Monseigneur, que ce me serait un sensible plaisir, et qu’à tant de raisons de vous être reconnaissant, ma respectueuse affection ne serait pas embarrassée d’en ajouter une nouvelle encore.

J’écris par le même courrier à S. EM. le cardinal Rampolla, pour lui demander de vouloir bien rappeler à la bienveillance du Saint-Père le plus humble de ses fidèles.

Votre Eminence, qui reçoit, je crois, le Journal des Débats, a-t-elle par hasard jeté les yeux sur ma conférence de Lille[8], 18 novembre, et, devant prochainement la réimprimer en brochure, serais-je trop indiscret si je Lui demandais de vouloir bien m’indiquer les modifications, corrections, additions ou suppressions qu’Elle jugerait opportunes ? La dernière Encyclique m’en a déjà suggéré quelques-unes.

Je cause beaucoup, pour un homme enrhumé ; mais c’est par écrit, et c’est avec Votre Eminence. Qu’Elle me pardonne ma liberté grande, ou plutôt qu’Elle n’y voie qu’une preuve du souvenir que j’ai gardé des entretiens de la villa Volkonsky. S’il plaisait à Dieu, j’y serais encore, et, comme je le disais dernièrement à Votre Eminence, j’y trouverais plus d’une consolation. Ce sera peut-être pour cet automne !

Daignez agréer, Eminence, avec l’expression toujours nouvelle de ma reconnaissance, l’hommage des sentiments de respect avec lesquels je suis

De Votre Eminence le très humble et, très obéissant.


Paris, le 2 mars 1901.

EMINENCE,

Je ne sais comment m’excuser de mon étourderie ! A la date du 27 janvier, pour l’anniversaire de ma conférence de l’an dernier, je vous adressais la lettre que vous trouverez ci-incluse[9] qui ne m’est revenue qu’hier, 8 mars, pour cause d’affranchissement insuffisant. Comme le cardinal Rampolla et le cardinal Parocchi auront sans doute informé Votre Eminence que je leur avais écrit à la même occasion. Elle peut deviner ma confusion en voyant aujourd’hui ma lettre me revenir, et je la prie très humblement, de vouloir bien en agréer toutes mes excuses. Il me serait surtout pénible, en pareille occasion, que Votre Éminence ait pu m’accuser d’avoir oublié son inoubliable accueil, sans parler de tant de marques anciennes ou récentes de sa bienveillance.

J’ajouterai qu’une lettre écrite à M. de Navenne dans les mêmes conditions m’est également revenue depuis déjà dix jours. Les « cabinets noirs » de Rome et de Paris en auront-ils pris connaissance ? C’est ce que je craindrais, si j’avais des raisons de le craindre, mais en tout cas j’ai cru bon d’en informer Votre Eminence.

Avec toutes mes excuses de nouveau, et l’expression de, mon affection respectueuse, je prie Votre Eminence de vouloir bien agréer l’hommage des sentiments avec lesquels je suis

Son très humble et très reconnaissant.


2 Juin 1901.

MONSEIGNEUR,

…J’avais bien, Monseigneur, de vos nouvelles toutes récentes : M. Guillaume, M. de Navenne m’en avaient données, et, avant eux, beaucoup de nos Français qui avaient eu l’honneur de vous rendre leurs devoirs n’avaient pas manqué de m’en apporter. Mais je les préfère de la main de Votre Eminence ; et si j’ajoute que d’ailleurs je ne les trouve ni assez fréquentes ni jamais assez copieuses, j’ai assez de confiance, Monseigneur, en votre bonté, pour m’assurer que vous ne verrez rien que de profondément respectueux dans l’expression de ce regret. Nous aurions besoin ici, Monseigneur, d’avoir souvent de vos nouvelles.

Votre Eminence a-t-elle vu un peu familièrement le cardinal Gibbons ? Elle l’aura donc trouvé très différent de l’archevêque de Saint-Paul, et je crois, bien davantage encore de Mgr O’ Connell, via dei Tritone, mais non pas moins intéressant. J’aime l’allure de ces prélats américains ; et le cardinal Gibbons est un admirable exemple de la manière dont ils savent unir le catholicisme le plus « intégral » à toutes les exigences légitimes de leur démocratie.

Votre Eminence sait sans doute à ce propos combien l’Amérique entière a été douloureusement surprise, non seulement de n’avoir pas de cardinal nommé dans le dernier Consistoire, mais encore d’avoir vu préférer à un prélat américain le délégué apostolique de Washington. Le Saint-Père en a eu certainement ses raisons, et nous ne pouvons que nous incliner respectueusement devant elles. C’est ce que je ne cesse ni ne cesserai de dire à quelques amis un peu intempérants des Américains : J’en ai connu qui ne faisaient pas assez de différence entre le choix d’un cardinal et la nomination d’un fonctionnaire ou d’un serviteur du royaume d’Italie. Mais combien il serait à souhaiter que, dans un prochain avenir, ces raisons eussent changé et que le Loyalisme des catholiques d’Amérique reçût une satisfaction à laquelle, je le sais de science certaine, ils tiennent non pas autant, mais bien plus que les catholiques d’aucun autre pays du monde ! Plus j’y songe, — et, au cours du combat que je livre, Votre Eminence m’accordera que j’ai souvent l’occasion d’y songer, — plus il me semble que quantité de choses françaises sont comme suspendues à la fortune du catholicisme aux États-Unis. Je sais ce qu’il y a d’exagération, d’orgueil ethnique si je puis ainsi dire, dans la théorie du P. Hecker, qui est un peu celle de Mgr Ireland, sur la rénovation d’un catholicisme purement et surtout latin par l’infusion du génie anglo-saxon, mais il y a aussi de la vérité ! Bien expliquée, mieux expliquée que les Américains ne l’ont expliquée jusqu’ici, la thèse n’est pas tout à fait fausse ! On ne doit pas la perdre de vue. Et sachant un peu par expérience quels sont les obstacles que la foi rencontre chez la plupart de nos intellectuels, j’estime, Monseigneur, que l’ « Evolution » du catholicisme en Amérique est de nature à lever quelque jour les principaux de ces obstacles.

Votre Eminence trouvera peut-être ces réflexions un peu… impertinentes, et aussi ne me permettrais-je pas de les faire publiquement ni tout haut. Mais, Monseigneur, Votre Eminence m’a donné tant de témoignages de sa confiance et de son affection que j’y répondrais mal si, quand l’occasion en vient sous ma plume, je n’usais pas d’une franchise entière. Elle me dira si je me trompe ou non. Je ferai mon profit de ses conseils. Et Elle pensera ce qu’elle voudra de ma… politique, mais Elle ne doutera pas de la sincérité des mobiles qui me guident, ni surtout, Monseigneur, des sentiments de profond respect avec lesquels je m’honore d’être son très humble et très obéissant.

EMINENCE[10],

Votre lettre m’arrive au moment même où j’allais me donner le grand plaisir de vous écrire pour vous présenter mes vœux avec tous mes hommages et vous redire à cette occasion le souvenir fidèle que je garde toujours de l’inoubliable semaine, que j’ai passée, voilà tantôt deux ans, sous votre toit hospitalier. Beaucoup de choses, dont quelques-unes assez tristes, se sont passées depuis lors, et depuis lors ai-je eu seulement la joie de revoir Votre Eminence ? Mais elle sait le souvenir que je garde de son accueil, et quoiqu’elle le sache, je désire vous redire combien je vous en suis reconnaissant, comme aussi de l’attention avec laquelle vous voulez bien me suivre dans mes déplacements oratoires.

Aussi bien, cette conférence de Genève se liait-elle à celle de Rome, et si j’osais me servir d’une expression célèbre de Bossuet, je dirais que ce sont deux têtes de mort qui se font bien pendant l’une à l’autre. C’est ce que j’expliquerai dans une Préface que je mettrai en tête de la réédition de la conférence en brochure, et que Votre Eminence me permettra de lui faire prochainement parvenir.

Les vivacités de Mgr de Dijon ne m’ont pas beaucoup ému, et je me suis bien gardé, je me garderai bien d’y répondre ; nous n’avons, hélas ! que trop de divisions parmi nous, à la veille de livrer la bataille électorale, et Votre Eminence peut donner en haut lieu l’assurance que ce n’est ni moi, ni la Revue qui contribuerons à les aigrir ou à les augmenter. D’ailleurs, et à moins d’imprévu, c’est assez, pour le moment, des trois coups que j’ai frappés, et jusqu’à nouvel ordre, je vais m’enfermer, selon ma tactique habituelle, dans la pure littérature, sauf à Milan, où l’on m’a demandé de parler pour les Cercles catholiques, lorsque j’y passerai pour me rendre à Rome, dans les premiers jours de mars 1902.

Je regrette un peu que Votre Eminence ne m’ait pas donné le travail qu’Elle m’annonce qui paraîtra dans le Correspondant, mais dès à présent je suis à sa disposition pour la Diplomatie de Consalvi. Indépendamment du plaisir que j’aurai à voir cette page d’histoire paraître dans la Revue, la question du Concordat est ouverte, nous ne pouvons pas nous le dissimuler, et mêlant ensemble en moi le citoyen et le directeur, je me servirai de cet argument pour demander à Votre Eminence de hâter son travail. Elle me permettra d’ailleurs de lui en reparler quand je la reverrai à Rome.

Oserai-je prier Votre Eminence, quand la circonstance le Lui permettra de me rappeler au souvenir des cardinaux Rampolla et Parocchi dont je n’oublie pas l’extrême bienveillance, et à qui je conserve de toutes leurs bontés une reconnaissance infinie. Et je ne sais de quelle manière, conciliable avec le respect, mais, en ces jours de fête, si Votre Eminence voulait bien rappeler mon nom au Saint-Père, c’est alors qu’Elle comblerait tous mes vœux.

Mme Brunetière, très touchée du souvenir que Votre Eminence veut bien garder d’elle, me prie de lui offrir ses respectueux hommages, et moi, Monseigneur, vous savez avec quels sentiments j’ai plaisir à me dire de Votre Eminence le très reconnaissant et très humble serviteur.


EMINENCE[11],

Après en avoir à deux ou trois reprises retardé le moment, nous partirons enfin mardi soir pour être à Rome le mercredi matin 25 mars, et y passer une quinzaine de jours. Un peu fatigué de mes conférences de Nice et de Cannes, — qui du moins auront rapporté plus de six mille francs à la souscription du monument de Bossuet, — j’ai dû en effet remettre au 12 avril la conférence de Milan, et, par conséquent, aux environs du 8 ou du 9 celle de Florence. Mais, au fond, je n’en suis pas fâché, et sans doute Votre Eminence pensera comme moi que d’avoir préalablement un peu respiré l’air de Rome, je n’en traiterai que mieux, avec plus de précision, et peut-être d’ampleur, un sujet comme Le Progrès religieux, qui est le sujet convenu pour Florence, et comme Le Positivisme chrétien, qui est celui qu’on m’a demandé de traiter à Milan.

En même temps qu’à Votre Eminence, j’écris au cardinal Rampolla, pour lui annoncer ma visite dès mercredi soir, et le prier de vouloir bien demander au Saint-Père pour Mme Brunetière et pour moi la faveur d’une audience particulière. J’espère que d’après tous les bruits qui me sont revenus, la santé du Souverain Pontife ne sera pas un obstacle à ma demande, et qu’en cette année de jubilé, nous serons admis à déposer une fois de plus à ses pieds l’humble hommage de notre soumission et de notre vénération.

Ai-je besoin maintenant, Monseigneur, de redire à Votre Eminence combien nous serons heureux de La revoir ? Il me semble qu’il y a des années que je n’ai eu ce plaisir et cet honneur, et je m’en fais une joie dont Elle sait la sincérité ! C’est ce que je disais dernièrement à Mgr de Grenoble et à son vicaire général, votre ancien secrétaire, qu’il m’a été donné de revoir dimanche, lors de leur passage à Nice. Hélas ! Monseigneur, je ne serai point cette année l’hôte-de Votre Eminence à la villa Volkonsky ! Mais Elle me permettra de l’importuner peut-être un peu de mes visites, et surtout, comme il y a deux ans, de m’en remettre à Elle des personnes que je devrai voir, comme des démarches que je devrai faire. Mes premières visites seront pour le bon cardinal Parocchi, si sa santé, tant éprouvée, lui permet de me recevoir, et pour Son Eminence le cardinal Vives que j’ai si peu vu, il est vrai, mais dont je n’ai pas moins gardé un si vif souvenir.

C’est à l’hôtel d’Angleterre, comme d’habitude, que je descendrai, et l’appartement y est retenu depuis déjà quelque temps. Si Votre Eminence avait quelque instruction ou quelque avis à me faire parvenir, c’est donc là que je lui serais reconnaissant de vouloir bien me l’adresser. Elle me pardonnera, je l’espère, la liberté de cette indication, et Elle n’y verra, j’en suis sûr d’avance, qu’un nouveau témoignage de ce que je me permets de mêler de fidèle affection aux sentiments de profond respect avec lesquels je suis heureux de me dire son très humble et très obéissant.


Paris, le 14 novembre 1902.

MONSEIGNEUR,

…Nous continuons ici de faire de notre mieux pour nous mettre en travers du flot qui nous entraine, et notre Ligue de la Liberté de l’Enseignement va faire mardi prochain sa démonstration d’existence. Les adhérents, les encouragements et les fonds ne nous manquent point, mais que peut tout cela contre l’obstination sectaire de la majorité de la Chambre et du Sénat ? En quatre ans de législature ils vont détruire tout un siècle d’histoire, et quand on cherche au profit de quelle cause, ou pourquoi, c’est ce qu’on ne voit pas, puisqu’aussi bien l’ignorent-ils eux-mêmes ! Faut-il donc croire, Monseigneur, qu’à mesure que nous avançons dans la vie, c’est Dieu lui-même qui nous détache des raisons que nous avions de vivre, et qui nous prépare à la mort en nous en rendant l’approche moins redoutable et moins redoutée ? Ce serait une sorte de consolation si nous pouvions le croire en sûreté. Voire Éminence m’y encouragera-t-elle ?

Nos barons Lepic, avec mère, frère et beau-frère se sont embarqués au commencement du présent mois à destination de New-York — et de San Francisco, d’où je ne pense pas qu’on les voie revenir avant le printemps. Ils y trouveront à coup sûr, plus de liberté qu’en France, et des francs-maçons comme en France, mais d’une autre espèce, moins fanatique et plus inoffensive.

Mon ami, le général Frey, qui vient d’être placé à Paris, me prie de le rappeler au souvenir de Votre Éminence ; et moi, si Votre Éminence le permet, je saisis cette occasion de Lui demander, indiscrètement peut-être, mais hardiment tout de même, si Elle ne croit pas que Rome devrait quelque témoignage de satisfaction et d’estime au libérateur du Pétang et de l’évêque de Pékin, en août 1900 ?

Daignez agréer, Monseigneur, en même temps que toutes mes excuses de l’indiscrétion et du retard, l’hommage des sentiments de respect, et si je l’ose dire, d’affection profonde avec lesquels je suis, de Votre Eminence, le très humble et très obéissant serviteur.


Paris, le 3 décembre 1902.
Monseigneur,

En l’absence de notre collaborateur M. Charmes qui s’en va préparer dans son département sa candidature au Sénat, je rédigerai dans le prochain numéro de la Revue la chronique de la quinzaine. Elle roulera pour une partie sur la pétition des évêques de France que le Conseil d’État vient de frapper comme d’abus ; sur la question des Congrégations ; et sur le voyage du Tsar à Rome. Si Votre Eminence le jugeait bon, ce serait donc l’occasion si le Vatican désirait que certaines choses fussent dites, en toute discrétion, quant à la source d’où je les tiendrais, ce serait le moment de les dire. Votre Eminence pourrait-elle me les indiquer, d’accord avec le cardinal sous-secrétaire d’Etat ? Je n’ai pas besoin de Lui dire combien je Lui en serais reconnaissant, et si nous n’empêchions rien, nous aurions du moins utilement éveillé l’opinion. Qu’en raison de cette considération, Votre Eminence veuille donc bien excuser mon indiscrétion, et qu’avec la nouvelle expression de mes sentiments de profond respect, Elle veuille agréer celle de mon entier, et, je l’ose dire, affectueux dévouement.


Paris, le 30 mars 1903.

EMINENCE,

… Je dois aller faire à Madrid, le 20 avril prochain, sur l’invitation du marquis de Pidal, que connaît sans doute Votre Eminence, une grande conférence. Serais-je encore indiscret, mais d’une autre manière, si je priais Votre Eminence de vouloir bien faire part de cette nouvelle au cardinal Vives ainsi qu’au cardinal Rampolla, et de leur demander, le cas échéant, quel modeste service je pourrais être à même de leur rendre ? En revenant d’Espagne, je parlerai aussi à Montpellier, sur l’invitation de l’évêque, et probablement une seconde fois à Toulouse, pour l’Institut catholique. Votre Eminence me pardonnera, si j’ai pensé que ces nouvelles, bien qu’un peu personnelles, pourraient peut-être l’intéresser. Si modeste que l’on soit, et j’ajoute, si fatigué, — car je le suis plus que jamais, — nous pouvons tous quelque chose au moins d’impérial, qui est de mourir debout. Stantem mori ! C’est la grâce que je demande à Votre Eminence de m’obtenir quelque jour, et en attendant, avec toutes mes excuses de ma double indiscrétion, je la prie de vouloir bien agréer l’humble hommage des sentiments avec lesquels Elle sait que je suis depuis bien des années déjà son très reconnaissant, très humble et très dévoué serviteur.


8 février 1904.

EMINENCE,


Je pars demain pour la Belgique, où je vais faire quelques conférences, et l’abbé Coriton ne me trouvera donc pas mercredi à mon bureau, mais, en partant, j’y laisse un mot pour le prier de remettre à M. Benoist ce dont vous l’avez chargé pour moi. M. Benoist me le fera parvenir à Bruxelles, et j’aurai tout aussitôt l’honneur d’en accuser réception à Votre Eminence. Mais, avant cela, je tenais à La remercier de ne nous avoir pas oubliés, en même temps qu’à m’excuser de ne lui avoir pas écrit depuis si longtemps ! Elle sait à quelles besognes je suis comme écartelé durant ces mois d’hiver ! Et elle sait aussi que dans les temps où nous vivons, on n’a, hélas, de Paris à Rome, rien à mander de bien consolant. J’ai d’ailleurs assez souvent des nouvelles de Votre Eminence, dont les dernières, m’ayant été apportées par Mgr d’Orléans, sont encore assez récentes. M. Goyau, qui doit être maintenant sur le point de son retour, m’en apportera, je pense, dans une dizaine de jours, de plus détaillées.

Je n’apprendrai pas à Votre Eminence le bruit que font ici les affaires de l’abbé Loisy, et les craintes de toute nature que ce bruit lui-même nous inspire. On ne peut notamment s’empêcher de regretter que la condamnation de ses erreurs, que naturellement on ne discute plus comme telles, ne soit pas moins sommairement motivée. Si Votre Eminence, à cet égard, pouvait obtenir quelques précisions, je ne sais sous quelle forme, mais d’un caractère public, on l’en remercierait sans doute comme d’un service signalé. Me sera-t-il permis d’ajouter, tout à fait confidentiellement, et comme qui dirait presque en confession, qu’on éprouve trop de joie, ici et là, de la condamnation du malheureux abbé pour qu’il n’y ait pas quelque vérité mêlée ou confondue dans ses erreurs mêmes ? Et c’est pourquoi, Monseigneur, si j’osais exprimer un vœu, je voudrais qu’après avoir déclaré plus nettement qu’on ne le fait que la Bible n’est pas un Livre comme un autre, ce qui est tout le débat, on essayât ou on nous laissât essayer de sauver du naufrage des livres de l’abbé Loisy ce qui peut-être mériterait d’en être sauvé.

Que j’aimerais donc être à Rome, ou entrevoir seulement le moment d’y aller passer quelques jours pour causer avec Votre Eminence de toutes ces choses, et de bien d’autres encore ! Mais, je crains, hélas ! que la facilité ne m’en soit pas donnée de quelque temps. Je n’en pense que plus souvent au séjour de la villa Volkonsky, et en priant Voire Eminence de me conserver dans sa bienveillance la place que je ne puis occuper aux portes de Saint-Jean de Latran, je lui renouvelle l’expression des sentiments de respect et d’affection avec lesquels je suis son très humble et très obéissant serviteur.


Au sujet des sentiments de Ferdinand Brunetière à l’endroit de l’affaire Loisy, nous trouvons des précisions nouvelles dans la minute d’une lettre qu’il avait préparée pour l’une des personnalités cardinalices de l’entourage de Pie X, et dont nous avons des raisons de penser qu’après quelques hésitations Ferdinand Brunetière s’abstint de la faire parvenir.

Voici cette lettre :


1er février 1904.

EMINENCE,

En vous demandant pardon de ma hardiesse, et en suppliant Votre Eminence de ne l’imputer qu’à l’ardeur d’un zèle peut-être indiscret, mais sincère et désintéressé, je ne puis m’empêcher, tant en mon nom qu’au nom de nombreux catholiques de France, de lui soumettre quelques observations sur l’affaire de l’abbé Loisy.

Il ne m’appartient pas d’entrer dans le fond du débat, et sur les cinq points visés par Votre Eminence dans sa lettre au Cardinal-archevêque de Paris, nous ne pouvons, nous, laïques et chrétiens, que nous incliner devant le jugement de l’Eglise. Rome a parlé : nous n’avons qu’à nous taire ; et si désireux que nous fussions d’avoir quelques explications, nous attendons respectueusement et patiemment que le Saint-Père, en sa sagesse, juge le moment venu de nous les donner. Mais comme témoin de l’état des esprits en France dans certains milieux, ce que je crois devoir dire à Votre Eminence en toute sincérité, c’est que la situation est grave, très grave, et que l’on ne saurait user de trop de ménagements, je n’ai garde de dire pour entretenir une équivoque impossible, mais pour retenir l’abbé Loisy dans l’Église. Je ne suis pas de ses amis, moi qui vous écris, Eminence, et je ne l’ai vu qu’une fois en ma vie, voilà quatre ou cinq ans. Je suis, très éloigné de partager ses idées, et je me chargerais au besoin de les combattre. Si j’entreprenais de les combattre, ce serait sa méthode elle-même que je retournerais contre ses conclusions, et peut-être Mgr l’Evêque d’Orléans a-t-il dit quelque chose à Votre Eminence de mes intentions à cet égard. Mais quoi qu’il en soit du fond de la question, j’estime, et nous sommes plusieurs en France qui estimons qu’on devrait user à l’égard de l’homme, et de ses doctrines, de toute l’indulgence compatible avec le maintien des principes. En regard des travaux de l’exégèse libre penseuse et même protestante, si nous nous contentons de demeurer fermes sur nos anciennes positions, nous craignons qu’on ne puisse longtemps les défendre utilement, et s’il faut suivre nos adversaires sur le terrain où ils nous appellent, nous craignons qu’une rigueur excessive, en frappant trop sévèrement l’erreur même, ne décourage jusqu’à la recherche. Votre Eminence me pardonnera-t-elle la franchise de ce langage ? Elle sait sans doute que, sur plusieurs points, le théologien de Berlin, M. A. Harnack, a reconnu la justesse des critiques à lui adressées par M. Loisy. J’ai la confiance que l’on obtiendra mieux encore quelque jour, si seulement on nous laisse la liberté de nous tromper en cherchant, et quand nous nous serons trompés, si l’on nous redresse, mais que l’on distingue, en nous redressant, nos erreurs d’avec nos intentions, et, parmi nos erreurs, celles que l’on peut qualifier d’objectives de celles qui ne consistent peut-être que dans une déviation de la méthode, et moins encore peut-être que cela, dans une confusion de mots.

Encore une fois, Eminence, je ne me porte pas garant des sentiments de l’abbé Loisy, n’ayant pour cela ni mission, ni qualité, ni titre, mais je ne puis m’empêcher de me demander anxieusement s’il serait prudent de lui fermer, dès à présent, toutes les issues, et d’exiger de lui une rétractation qui fût en quelque manière l’anéantissement des travaux de toute une vie. Évidemment, si l’on croit devoir aller jusque-là, nous nous soumettrons à la décision de l’Église, et nous le ferons sans arrière-pensée, réticence, ni réserve, mais, précisément puisque nous nous tairons, ce sont les ennemis de l’Église qui s’empareront, pour ainsi dire, de notre silence, et qui en prendront avantage contre nous, je veux dire, Votre Eminence l’entend, contre l’Église elle-même. Là, Eminence, est le grand danger dont nous ne pouvons nous empêcher d’être profondément émus. Toute une direction de l’exégèse est engagée dans l’affaire de l’abbé Loisy, et en le condamnant pour ainsi dire en bloc, Rome déclarera non seulement qu’il s’est trompé, — ce qui ne nous paraît en beaucoup de points que trop évident ; — mais c’est toute une méthode et toute une orientation des études bibliques qu’on atteindra du même coup. Nous nous demandons si c’en est le moment.

Mais, sans doute, en ai-je déjà trop dit, Eminence, et si j’insistais davantage, mon indiscrétion s’aggraverait d’importunité. Veuille du moins Votre Éminence ne voir dans cette longue lettre qu’une preuve de mon inquiétude et de ma fidélité. Dans le dur combat que nous soutenons en France contre l’assaut de l’incrédulité, nous aurions besoin de directions précises, et, ne les attendant que du Saint-Siège, nous les lui demandons. La solution qu’il donnera de l’affaire de l’abbé Loisy en sera une, et nous souhaitons ardemment qu’elle ne nous oblige pas de déposer les armes presque avant que d’avoir combattu.

Je prie de nouveau Votre Eminence de vouloir bien excuser ma hardiesse, et je lui demande d’agréer l’humble hommage des sentiments de respect et de vénération avec lesquels j’ai l’honneur d’être son très humble et très obéissant serviteur.


27 mars 1904.

EMINENCE,

Oui, si je le pouvois, je prendrais le train pour Rome, et sachant par expérience l’accueil qui m’attend à la villa Volkonsky, je répondrais à votre lettre en vous annonçant ma prochaine arrivée. Mais, hélas ! ni mes obligations, ni ma santé même, en ce moment, ne me le permettent, et n’y eût-il que la réception de M. Bazin, qui est fixée au 28 avril, elle suffirait pour me retenir à Paris. Que Votre Eminence me pardonne donc de décliner son invitation ! Mais qu’elle croie surtout à la vivacité de mes regrets, et qu’Elle me conserve, nonobstant, toute sa bienveillance ! J’en ai plus que jamais besoin, sinon pour ne pas perdre tout à fait courage, mais du moins pour faire bon visage à la mauvaise fortune, et je n’ai garde de dire pour ne pas désespérer, mais cependant pour ne pas sentir quelque amertume dont Votre Eminence a si bien compris que l’intensité devait passer de beaucoup la portée effective de ma mésaventure. Il m’est plus qu’indifférent de ne pas professer la littérature française au Collège de France, mais il ne me l’est pas du tout d’en être écarté, si je puis ai psi dire, vu toutes les raisons que j’aurais d’y être, et encore bien moins de songer que, tandis qu’en tout autre pays on m’aurait depuis dix ans offert la chaire que j’aurais voulue, le mien, notre pauvre pays de France, est le seul où contre tout droit on me la dispute et on la refuse, je ne dis pas à M. B… mais a trente ans de labeur ininterrompu. Sic vos non vobis.

Mais c’est assez parler de ma personne, et j’aime mieux dire à Votre Eminence, qui d’ailleurs a pu s’en apercevoir, l’effet que son article a produit… dans les Deux Mondes[12]. Je m’y attendais bien ! Mais, de même que les mésaventures, pour être attendues, n’en sont pas moins sensibles, c’est ainsi qu’on n’est pas moins heureux d’un succès sur lequel on comptait, et il m’est particulièrement deux d’en pouvoir faire à Votre Éminence mon compliment bien sincère. Bis repetita placent. J’espère même, en bon directeur de Revue, que Votre Éminence ayant éprouvé la publicité de la Revue des Deux Mondes, ne dédaignera pas d’y recourir encore, et je souhaite que ce soit prochainement.

Vous avez, je crois, en ce moment, beaucoup de Français à Rome, et sans doute vous en aurez, dans un mois, davantage. A quels incidents donnera lieu le voyage présidentiel ? et veuille Dieu qu’il n’en résulte rien de fâcheux pour la France, ni pour la religion. On parle moins des affaires Loisy et la politique l’emporte présentement sur l’exégèse.

Veuillez agréer, je vous prie, Monseigneur, avec tous mes remerciements de nouveau, l’expression des sentiments avec je suis

De Votre Eminence le très humble et très affectueusement dévoué.


Paris, le 1er décembre 1904.

MONSEIGNEUR,

Votre Eminence aura bien voulu se dire, je l’espère, que si je n’avais pas répondu plus tôt à sa dernière lettre et au message dont Elle avait bien voulu charger pour moi Mme Buloz, il y en avait quelque raison, plus majeure encore, si je l’ose ainsi dire, que mystérieuse, — et cette raison c’était la maladie. Bien peu de jours après que j’avais eu l’honneur de voir Votre Éminence, j’ai dû en effet prendre le lit, et je n’y suis plus, depuis déjà quelque temps, mais je garde toujours la chambre, et de cet assaut, assez mal soutenu, il m’est resté jusqu’à présent une lassitude dont les effets ressemblent beaucoup à ceux de la paresse ! Quand reprendrai-je le dessus ? C’est ce que je me demande avec un peu d’anxiété, et, en attendant que je réponde, la besogne s’accumule, dont je ne sais comment je me tirerai quand j’en aurai recouvré les moyens.

Pour m’y préparer, j’ai dû commencer par renoncer momentanément au voyage de Rome, et quelque désir que j’eusse de présenter mes très humbles hommages au Souverain Pontife, voici que je ne sais plus quand je pourrai m’en donner la joie. Si quelque favorable occasion s’en présente, oserai-je prier Votre Eminence de vouloir bien se faire auprès du Saint-Père l’interprète des regrets d’un humble fidèle ? Hélas ! c’est pourtant maintenant qu’il faudrait être à Rome.

Je n’ai point de nouvelles bien intéressantes à donner à Votre Eminence. On regrette ici que le général André’ n’ait point entraîné ses collègues dans sa chute, et on attend la comparution en cour d’assises de Syveton. Ils ont voté le budget des Cultes à une plus forte majorité que jamais, et on se demande ce que signifie ce vote. Mais ce qu’il y a de plus sûr, c’est qu’on ne s’attend à rien de bien heureux, et sous des apparences de paix, on se rend compte de plus en plus nettement que nous vivons en état permanent de crise révolutionnaire. Crise et Révolution ! nos gouvernants ont en quelque sorte consolidé ce que ces mots dans notre vieille langue exprimaient de « transitoire » et d’essentiellement « momentané. »

On donnait hier de mauvaises nouvelles du cardinal archevêque de Paris, mais elles sont aujourd’hui bien meilleures, et je crois que si quelqu’un peut vous renseigner sur l’état de sa santé, c’est Mgr Touchet, que j’aurais été si heureux de pouvoir accompagner dans son voyage ad Limina.

Votre Eminence me pardonnera de ne pas allonger cette lettre ; j’en ai encore aujourd’hui une douzaine à écrire. J’ai voulu commencer par celle-ci, afin que Votre Eminence ne s’inquiétât pas plus qu’il ne faut de ma santé, et afin aussi qu’elle ne m’accusât pas de négligence. Et je termine en la priant de vouloir bien agréer, avec tous mes remerciements de sa bienveillante sollicitude, dont je lui suis profondément reconnaissant, l’humble hommage des sentiments de profond respect et d’affectueuse vénération avec lesquels j’ai plaisir à me dire plus que jamais, son très obéissant et très dévoué.


Marlotte, le 22 septembre 1905.

MONSEIGNEUR,

Si Votre Eminence veut bien me faire savoir à Marlotte, où je suis encore pour une quinzaine de jours, à quelle heure et où je pourrai la rencontrer le vendredi 29 ou le samedi 30 septembre, Elle sait avec quel empressement je répondrai à son appel. Elle voudra bien d’ailleurs m’excuser si je la préviens d’avance qu’elle n’entendra de moi que les restes, non « d’une voix qui tombe, » mais d’une « voix tombée. » Il y a déjà sept mois que je ne parle plus, et l’épreuve a été singulièrement douloureuse. Mais mon parti en est pris maintenant, et j’espère que Votre Eminence n’en trouvera pas mon « ardeur » diminuée.

Agréez, je vous prie, Monseigneur, l’hommage des sentiments respectueux avec lesquels je suis,

De Votre Eminence, le très humble et très dévoué serviteur.


Paris, le 7 décembre 1905.

MONSEIGNEUR,

Je remercie Votre Eminence de sa lettre, à laquelle je voudrais pouvoir répondre que je vais prendre le train pour aller mettre mes humbles hommages et l’expression de ma vénération aux pieds du Saint-Père, mais, hélas ! l’état de ma santé ne me le permet pas, et, sans doute, je serais à demi-mort, en arrivant à Rome. Et puis, Votre Eminence a pu le constater, quel effet ferais-je à Rome, avec la voix que je n’ai plus ? et quels services pourrais-je y rendre ? Je ne suis plus bon qu’à mettre du noir sur du blanc, au fond d’un cabinet solitaire, et si ces écritures peuvent être de quelque utilité, c’est désormais tout ce que je demande ! Dieu t’ait bien ce qu’il fait, et s’il a jugé peut-être que j’avais assez et trop parlé, je n’ai plus qu’à profiter de l’avertissement qu’il me donne.

Voilà la Loi de séparation votée d’hier, et on prête au gouvernement, depuis quelques jours, l’intention de hâter maintenant la confection du Règlement d’administration qui en fixera les détails d’exécution. Je pense, Monseigneur, que tout l’effort du Conseil d’Etat se reportera sur l’article 4 pour essayer de définir à sa manière « les règles d’organisation générale du culte. » Il serait donc extrêmement important de le gagner sur ce point de vitesse. S’il prenait en effet les devants, et à la manière de nos anciens légistes, s’il définissait objectivement l’organisation générale du culte, je ne vois pas ce que nous pourrions faire, et c’est alors sans doute qu’il serait difficile d’accepter ou de subir la loi. Il y a d’autres dangers, et je n’attends rien de bon de ce Règlement, mais celui-ci me parait le plus urgent, et, si je me permets d’y insister, c’est que le bruit a couru qu’on attendait à Rome que ce règlement eût paru, avant de prendre ou de rendre publique aucune décision. Je crois que ce serait trop attendre.

Aussitôt que j’aurai des exemplaires de l’article tirés à part, je les enverrai aux adresses que Votre Emmenée m’indique[13].

En attendant, je la remercie de nouveau d’une approbation dont ii peine ai-je besoin de lui dire quel est le prix pour moi, et non moins touché de la nuance d’affection qu’elle y mêle, je la prie d’agréer l’hommage des sentiments de profond respect et de vénération avec lesquels je suis, son très humble et très dévoué.


Paris, le 9 décembre

MONSEIGNEUR,

Je m’empresse de répondre à Votre Eminence que du moment que nous essuyons de tirer parti de la loi, je ne vois aucun inconvénient, dans le présent ni dans l’avenir, à subir l’inventaire prescrit par ladite Loi. Il est clair en effet que de s’y refuser, ce serait partir en guerre, et, si nous devons en arriver à cette nécessité, je voudrais que ce fût sur une question de principes, et notamment sur celle des conditions de catholicité de l’association cultuelle. Tout est là si je ne me trompe. Définir les conditions en dehors desquelles l’Eglise ne peut pas reconnaître les associations cultuelles, voilà le problème capital, et que je voudrais qu’on résolût avec une entière clarté. Laissons donc de côté tout le reste, au moins pour le moment, et sauf la question de savoir, sur le sujet de l’inventaire, si les évêques devront ou non exiger l’insertion au procès-verbal d’une protestation, ou d’une réserve dont la forme serait à trouver. Plus j’y songe d’ailleurs, et plus je demeure convaincu que si la phrase désormais historique sur « les règles de l’organisation générale du culte » s’entend et s’applique dans les termes définis par M. Ribot dans la discussion de l’article 4, l’organisation de l’Eglise de France peut devenir en quinze ou vingt ans plus forte qu’elle ne l’a été depuis longtemps. Votre Éminence a-t-elle lu sur ce point les articles de M. Gayraud dans la Revue du clergé et dans le Gaulois ?

Vous me pardonnerez, Monseigneur, la précipitation dont cette lettre porte la trace, ou plutôt Votre Eminence, avec sa bonté, n’y voudra voir qu’une preuve de mon empressement à La satisfaire, et avec mes remerciements, Elle agréera l’hommage des sentiments de respect et d’affectueuse vénération avec lesquels je suis son très humble et très dévoué.


Paris, le 15 décembre 1905.

MONSEIGNEUR,

J’ai pris la liberté de faire partir hier soir, à l’adresse de Votre Eminence, un paquet contenant avec les dédicaces, une douzaine de brochures qu’un des secrétaires de Votre Eminence voudra bien, je l’espère, prendre la peine de diriger, à leur adresse. Je m’accuse de mon indiscrétion. Mais j’ai pensé qu’aucun autre moyen de les faire parvenir à leurs Eminentissimes destinataires ne serait plus rapide ni plus sûr, et connaissant votre bienveillance, je pense que vous m’excuserez d’y avoir une fois de plus recouru.

Il n’y a rien ici de bien nouveau, si ce n’est que nos intransigeants n’ont pas été contents de l’article, je dis les nôtres, et non pas ceux de la Lanterne et de l’Action ; mais quelques-uns d’entre eux ont commencé pourtant à réfléchir, et je crois que nous avons l’opinion pour nous. Votre Eminence l’aura vu par les articles du Journal des Débats.

Je vais envoyer la brochure à la plupart de nos Evêques de France, et j’attendrai le « règlement d’administration. »

Je renouvelle toutes mes excuses à Votre Eminence avec tous mes remerciements et je La prie d’agréer l’hommage des sentiments de respect et d’affectueuse vénération avec lesquels je suis toujours heureux de me dire son très humble et entièrement dévoué.


Paris, le 20 mars 1906.

EMINENCE,

L’Académie Française ne fera certainement pas de déclaration, fût-ce à huis clos, sur le point de savoir si le successeur du Cardinal Perraud sera ou ne sera pas un ecclésiastique. Ces déclarations ne sont pas dans nos usages, et quoi qu’il en puisse être au fond, nous ne votons jamais que sur des noms ou des personnes.

Je suis d’ailleurs assez embarrassé, personnellement, de donner à Votre Eminence les indications qu’Elle veut bien me demander. Je ne le suis pas personnellement. Personnellement, j’ai des engagements, s’il se présente, envers M. de Ségur, qui est un de mes anciens amis, un brillant collaborateur de la Revue, et qui déjà, deux ou trois fois ; s’est effacé si galamment, que nous ne pouvons pas lui demander de le faire une fois encore. Posera-t-il si candidature ? S’il ne la pose pas, je suis tout acquis à Votre Eminence, et prêt à faire pour Elle tout ce qui dépendra de moi, et d’ailleurs heureux de pouvoir lui dire que ce « tout » ne sera pas grand’choss. L’élection ira toute seule. Mais si M. de Ségur pose sa candidature, c’est ici la question délicate, et il s’agit de savoir si Votre Eminence devra néanmoins poser la sienne. Mais c’est ici aussi que je suis embarrassé, et que je ne sais trop, Monseigneur, quelle indication vous donner. Que vous dit-on d’autre part ? et qui avez-vous consulté ? Croyez-vous que, devant votre candidature, M. de Ségur retire la sienne ? S’il ne la retire pas, convient-il à votre dignité de courir la chance de l’élection ? Dans quelles conditions, et avec quels appuis — mais j’entends quels appuis certains — irez-vous à cette élection ? Ce sont autant de questions auxquelles seule Votre Eminence peut répondre : et autant de difficultés sur lesquelles, pour ma part, je n’oserais rien lui dire qui ressemblât à un « conseil. » Elle verra et elle jugera.

En résumé, si M. de Ségur se présente, je voterai probablement pour lui, et d’autre part, je ne puis pas prendre sur moi de lui conseiller de ne pas se présenter. Mais s’il ne se présente pas, je suis tout entier à Votre Eminence et de ceux qui n’épargneront rien pour lui ménager une belle élection. Hêlas ! j’aurais été heureux de pouvoir m’y employer tout de suite, et de tout cœur, sans restriction ni condition, mais on n’est pas toujours le maître de sa voix, non plus que de ses actes ! Votre Eminence me pardonnera-t-elle d’ajouter, qu’en toute autre occasion, si je vis jusque-là, Elle me retrouvera entièrement à sa disposition ? le crois pouvoir répondre que si l’Académie ne nomme pas un ecclésiastique au fauteuil du cardinal Perraud, cela ne voudra pas du tout dire qu’elle renonce à l’éclat qu’ont jeté sur elle tant de princes de l’Eglise, et le jour qu’elle aura décidé, intra se, d’en choisir un, je ne doute pas que tous les suffrages ne se portent sur Votre Eminence.

Veuillez agréer, je vous prie. Monseigneur, l’humble hommage des sentiments de respect et de vénération avec lesquels je suis de Votre Eminence le très fidèlement dévoué.

FERDINAND BRUNETIERE.


Le cardinal Mathieu devait être élu au fauteuil du cardinal Perraud, mais il semble qu’il garda sinon quelque rancune, du moins quelque amertume de la franchise avec laquelle Ferdinand Brunetière avait invoqué l’engagement qui le liait au marquis de Ségur. Nous lisons en effet dans une lettre que celui-ci écrivait à Mme Buloz le 15 octobre 1906 : « Pour le moment, du fond de ma solitude, qui est assez triste, je n’ai pas de « nouvelles » à vous donner, ni rien de bien intéressant à vous dire, si ce n’est que le cardinal Mathieu m’a honoré de sa visite, en compagnie de M. Rodocanachi que je n’avais pas l’honneur de connaître. Visite assez insignifiante, qui n’a pas dissipé la contrainte que l’affaire académique a mise décidément entre nous, et qui n’a pas non plus terminé le conflit de l’Église et de l’État. »

  1. Au moment où les négociations se poursuivent avec le Vatican, il nous a paru qu’il y avait intérêt à publier les lettres adressées par Ferdinand Brunetière au cardinal Mathieu. Elles sont précieuses pour l’histoire des années qui ont précédé et suivi la rupture avec Rome et le vote de la loi de séparation. Nous exprimons notre gratitude à M. le chanoine Marin, de Nancy, qui a bien voulu nous les communiquer.
  2. Dès l’année 1883, l’abbé Mathieu, docteur ès lettres, qui se trouvait alors à Nancy, remerciait Ferdinand Brunetière d’avoir cité à deux reprises l’ouvrage sur l’Ancien Régime en Lorraine dont il était l’auteur. Mais il semble bien que les relations ne devinrent étroites qu’après l’élévation de l’abbé Mathieu à l’évêché d’Angers. Dans cette ville, le 11 juin 1895, F. Brunetière vint faire une conférence aux Facultés catholiques.
  3. L’article parut dans la Revue du 1er février 1896.
  4. Il s’agit du Manuel d’histoire de la Littérature française.
  5. Il s’agit de la conférence sur la Modernité de Bossuet qui fut prononcée le 30 janvier 1900 au Palais de la Chancellerie Pontificale.
  6. Mgr Mathieu avait été appelé à faire partie du Sacré Collège, comme cardinal de curie ; et le 25 juin 1899 il avait fait son entrée dans la vieille basilique de Sainte-Sabine qui lui avait été assignée.
  7. Ferdinand Brunetière descendit chez le cardinal, à la villa Volkonsky, tout près de Latran, « une demeure charmante, dit Mgr Duchesne, nichée dans les ruines et la verdure. »
  8. Conférence prononcée pour la clôture du vingt-septième Congrès des Catholiques du Nord sur les Raisons actuelles de croire.
  9. C’est la précédente.
  10. Cette lettre n’est pas datée, mais il n’est pas douteux qu’elle doive se placer en janvier 1902, la conférence de Genève dont il est question étant celle que de Ferdinand Brunetière dans cette ville, sous les auspices de l’Université, sur l’Œuvre de Calvin, le 17 décembre 1902.
  11. Lettre non datée, mais c’est en mars 1902 que Ferdinand Brunetière se rendit à Rome, et c’est le 8 avril 1902 qu’il fit sa conférence à Florence.
  12. La Revue des Deux Mondes du 15 mars 1904 avait publié un article du cardinal Mathieu : les Derniers jours de Léon XIII et le Conclave.
  13. Il s’agit de l’article publié dans la Revue du 1er" décembre : Quand la séparation sera volée.