Lettres au docteur Henri Mondor au sujet du cœur et de l’esprit/Lettre 2

La bibliothèque libre.

DEUXIÈME LETTRE

Nous sommes empêchés, mon cher, par les poètes, lesquels mûrissent leurs amours au soleil, comme les pinsons. Mais Balzac, en Béatrix, a mieux parlé sur l’amour, disant que notre volonté y a plus de part qu’on ne croit et surtout qu’on ne dit.

L’exemple de Calyste en ce roman est bon, parce que, d’un côté, il y a quelque chose de fatal dans cette passion qu’il fait voir pour Béatrix, contre tous les obstacles ; mais, d’un autre côté, on peut bien dire aussi qu’il suit son sentiment par une sorte d’obstination bretonne, comme on voit d’abord qu’il le prépare et le couve d’après l’image qu’il s’en fait ; il s’y trouve donc jeté comme par un serment et je dirais même un point d’honneur ; nous voilà bien loin des pinsons.

Ce n’est pas à vous que j’apprendrai comment les mouvements du désir, de la colère, de la joie et de la mélancolie dépendent des échanges qui se font dans notre corps, et en un mot de l’humeur ; humeur est un mot des anciens médecins et qui convient parfaitement ici. Que l’humeur dépende aussi du milieu et du temps qu’il fait, cela n’est pas moins connu. Peut-être a-t-on moins remarqué que l’humeur change aussi d’après les actions du corps, les attitudes et, en un mot, d’après l’expression ; en sorte que la mimique, par l’imitation du sentiment, le fait naître et revivre à volonté, non point par le dessus, mais par le dessous. La danse et les politesses, prises dans le sens le plus étendu, sont donc beaucoup dans l’amour. Mais puisque ces jeux dépendent à leur tour de l’imitation, de l’occasion et même du costume, nous voilà redescendus bien au-dessous du pinson. Ces sentiments sans consistance aucune et qui naissent et meurent comme les reflets de la gorge du pigeon, seraient mieux nommés émotions. Dans le fond cette existence qui attend d’éprouver, sans diriger ni décréter, ressemble à celle des fous. Cette pensée choquante vous est certainement venue plus d’une fois, par la comparaison que vous n’avez pas manqué de faire entre ces affections instables, qui dépendent de l’occasion, et la mélancolie d’un fou, qui dépend seulement des humeurs, et change avec les globules. Et comme c’est la générosité qui manque le plus au fou, de même il faut dire que ces émotions errantes, filles d’ennui, sont toujours marquées de l’odieuse idée fataliste, ce qui fait que les plus agréables ont quelque chose d’offensant ; c’est pourquoi l’esprit les laisse à elles-mêmes ; d’où elles redescendent toujours à l’animal, mais déréglé. Un cœur généreux ne peut manquer d’en être agité souvent, par l’effet des signes et des politesses ; mais ou bien il les efface par les mouvements de la vie active, ou bien il les reprend et les ordonne en les rapportant à un seul objet ; et c’est ce que l’on appelle sentir, et encore mieux ressentir. Comme on voit par le mot sublime de Juliette dès qu’elle a vu Roméo : « Si je n’épouse pas celui-là, je mourrai vierge. » Bref, m’accordant ici avec le sentiment universel, je prononce que c’est toujours par quelque serment que les émotions sont relevées au niveau du sentiment. Or rien n’est plus libre que le serment ; rien ne représente mieux cette police de soi, dirigée contre l’instabilité naturelle de l’humeur. Les vrais poètes l’ont senti, qui font voir la constance jusque dans les retours réglés de leurs chansons ; mais les poètes de second ordre ne savent pas faire tenir ensemble le sentiment et la règle, et ainsi manquent les deux ; et c’est pourquoi j’ai accusé d’abord les poètes.

Pour aujourd’hui je m’arrête à cette idée qu’il n’y a point de sentir sans quelque fidélité. Dont nous voyons, et vous surtout, une sorte d’imitation inférieure, mais encore humaine, dans ces souffrances en partie imaginaires, si bien prévues et attendues, on oserait dire désirées, et qui portent en ce sens la marque de l’esprit. Les moines de l’Inde savent bien que si l’on se détournait de prévoir et de se souvenir, les douleurs même organiques, en réalité elles le sont toutes, se réduiraient ou presque à ce point du présent qui sans cesse périt. Et j’ai souvent pensé que le chloroforme et les autres drogues n’apaisent qu’en enlevant la mémoire et l’anticipation ; dont vous trouverez des preuves sans chercher, dans ce beau et terrible métier que vous faites. Mais qu’est-ce à dire ? C’est à dire que nos sentiments, encore bien plus, n’ont de consistance dans la fuite des instants que par une recherche et une suite de nos pensées, continuellement accompagnée par la mimique volontaire. Dans ce sens les réactions organiques sont rassemblées, rappelées et modelées par une continuelle et fidèle pensée. Cette constance explique le cœur humain, et cette invention de l’amour humain, toujours lié à la gymnastique chevaleresque et à l’idée étonnante de l’épreuve, tout cela grossi en Don Quichotte, mais nullement défiguré.

Peut-être après cela comprendrez-vous mieux ce que j’entends sous les mots de cœur généreux, et pourquoi il n’est pas médiocre de beaucoup souffrir. D’où je reviens finalement à rassembler les deux sens du mot cœur, élevant tout amour sur la fidélité et le courage. Et de là dépend aussi cette attention qui perce les murs. Mais n’allons pas trop vite ; le vrai sauteur passe tout près de la barrière.

2 avril 1923.