Lettres au duc d’Aumale/01

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Lettres au duc d’Aumale
Revue des Deux Mondes5e période, tome 15 (p. 241-278).
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LETTRES AU DUC D’AUMALE

I
1837-1841

« Toutes ses lettres sont là, — disait M. le Duc d’Aumale en parlant de M. Cuvillier-Fleury[1], — depuis celles qu’il écrivait à l’enfant en vacances, ensuite au soldat en campagne, jusqu’aux longues épîtres qui venaient chercher le proscrit sur la terre d’exil… » Un certain nombre de ces lettres avaient été copiées chez M. Cuvillier-Fleury ; c’est parmi ces copies que la piété filiale nous a permis de faire un choix ; celles que nous publions honorent autant le maître qui les écrivait que le prince auquel elles étaient adressées.


Beauregard, ce dimanche 27 août 1837.

Mon bien cher Prince,

J’ai reçu hier votre lettre du 25 et je vous en remercie ; Elle était aimable et affectueuse et pleine de détails qui m’ont vivement intéressé. Je suis bien heureux d’apprendre que vous vous amusez : vous l’avez bien gagné[2], et je désire que M. de Latour vous procure, pendant les vacances, tous les plaisirs qui pourront vous être agréables ; j’aurais aimé à y présider, comme les années précédentes ; mais, du moins, suis-je bien tranquille sur l’excellente direction qui leur sera donnée et sur le profit que vous retirerez pour votre chère santé, et même pour votre instruction, des petites expéditions projetées. J’espère que les camarades recevront de vous de bons exemples. Vous êtes leur chef, mon cher Prince, par vos études et vos succès, plus encore que par votre taille et la vigueur de votre poing. N’oubliez jamais que vous leur devez, comme vous le devrez un jour à toute la société, de les précéder franchement et résolument dans la bonne route.

Continuez, je vous en prie, à me tenir au courant de vos travaux et de vos plaisirs, soit par vous, soit par vos amis. Je vous répète qu’au milieu des distractions que ma santé m’a fait une loi d’aller chercher au loin, la plus réelle pour moi, et la plus douce, ce sera de recevoir de vos nouvelles, et surtout, d’apprendre que vous vous conduisez bien. Je puis encore recevoir de vos lettres ici jusqu’à mercredi, car j’y reste deux jours de plus que je ne l’avais résolu. Une course que j’ai faite à Chambord, et une autre que je dois faire demain à Valençay, chez le prince de Talleyrand, ont rendu nécessaire cette prolongation de mon séjour dans le Blaisois. Je suis pourtant bien impatient de gagner les Pyrénées, où ma sœur m’attend. Mais puis-je donc voyager comme un portemanteau et quitter ce beau pays avant d’avoir interrogé quelques-uns des souvenirs qu’il renferme ? Chambord est magnifique ! C’est incomparablement la plus belle ruine de la Renaissance qui existe sur le sol français, si j’en crois les récits des voyageurs. Mais, en même temps, c’est d’une tristesse à sécher l’âme. Tous les habitans ont la fièvre ; la forêt est monotone ; les chemins sont dévastés ; il y a des pommes de terre dans les fossés, des nids d’oiseaux dans la chapelle et dans les galeries du château. Barbier[3] a pris quelques croquis, et moi, des notes qui me serviront à envoyer quelques lignes au Journal des Débats[4]. Je vous renvoie à mon récit, et je vous épargne, jusque-là toute description. J’espère visiter Amboise, mercredi prochain ; je vais aujourd’hui voir au château de Blois la place où le duc de Guise fut assassiné. Demain, je pars à huit heures pour le château du prince de Talleyrand. Je vous écrirai d’ici avant mon départ pour la Touraine et après avoir reçu vos nouvelles mardi prochain.

Veuillez dire mille choses de ma part à mon collègue M. De Latour, et remercier M. Trognon et le Duc de Montpensier de leur aimable souvenir.

De mon côté, je suis chargé de vous adresser des remerciemens pour le souvenir que vous avez accordé à la châtelaine de Beauregard[5] et à ses filles. Barbier est aussi bien reconnaissant de votre obligeance pour lui. Nous passons ensemble de délicieuses journées ; il ne me manque, mon cher Prince, que d’être auprès de vous, et de vous prouver, de plus près que je ne le puis ici, mon invariable attachement.

C. F.

J’espère n’avoir aucun besoin de mes pistolets ; c’est un oubli de Salmon, entre mille autres, mais j’aime mieux qu’il ne soit pas réparé.


Beauregard, 30 août 1837.

Mon cher Prince,

Je vous remercie de tout mon cœur de votre lettre de samedi dernier. Elle m’a fait un plaisir d’autant plus vif que, depuis deux jours, je n’avais pas de vos nouvelles. Mais c’est bien ma faute : je ne me suis décidé qu’au dernier moment à rester ici deux jours de plus et je n’ai pas eu le temps de vous en prévenir, en sorte que vos chères lettres ; m’attendent à Bordeaux, où je vais d’autant plus me dépêcher d’arriver. Je pars dans une heure pour la Touraine ; Barbier m’accompagne. Nous allons visiter Amboise, Chenonceaux, Tours et Poitiers ensemble. Ce pays est tout peuplé de châteaux et de souvenirs, et ce qui en reste est admirable. J’ai vu Valençay : c’est un séjour tout à fait royal et M. le prince de Talleyrand m’y a fait un accueil très distingué, en considération de vous ; vos succès ont retenti sous les voûtes du vieux château féodal, tout comme dans la salle de la Sorbonne, et tout le monde m’en a parlé. Je vous renvoie bien justement les félicitations que j’ai reçues. Nous ne sommes restés qu’une journée à Valençay : partis le matin, nous nous sommes remis en route le soir bien imprudemment : il faisait un temps affreux, et nous avions à faire douze lieues de poste ; heureusement nous sommes arrivés sans encombre. Je savais que vous aviez projeté pour ce jour-là même une expédition géologique, mais combien j’ai craint que vous ne fussiez condamné à rester à Saint-Cloud, et à faire de la géologie dans vos livres ! Ce n’est pas absolument la même chose pour des écoliers en vacances, et surtout pour un étourdi comme Saint-Jean.

Je vous écrirai de Tours où je coucherai, et de Bordeaux où je resterai deux jours. J’espère que je ne recevrai de vous que de bonnes nouvelles. Tout ce que vous me dites de la bonne conduite des camarades me charme au dernier point ; je suis sûr que vous leur donnez l’exemple ; vos lettres ont un air de franchise, d’honnêteté et de bonne conscience, qui ne trompe pas. Adieu donc, mon bien cher Prince ; tout le monde ici vous aime et se joint à moi pour vous souhaiter tout ce que vous pouvez désirer d’agréable pendant les vacances. Je vous aime et vous embrasse de tout mon cœur.


Poitiers, vendredi 1er septembre 1837.

Mon cher Prince,

Je suis depuis hier soir dans cette capitale du Poitou. C’est une bien vieille ville qui fait effort pour redevenir jeune, mais y parviendra-t-elle ? Imaginez qu’on n’a pas encore inventé ici l’éclairage des rues et que nous avons failli nous perdre vingt fois, Barbier et moi, pendant une promenade que nous avons hasardée après notre souper. Barbier, pourtant, avait habité Poitiers plus de trois ans à l’époque où il était encore brigand de la Loire ; mais il n’en était pas plus savant, et il a appelé cette promenade une de ses mystifications. Du reste, Poitiers aurait mérité d’être vue à fond ; je n’ai fait qu’y passer, il m’en restera le souvenir d’une des plus anciennes et des plus laides villes de France, mais, en même temps, de celles qui méritent le plus d’être étudiées.

Avant d’arriver ici, j’ai parcouru la Touraine ; j’ai été visiter le château d’Amboise ; c’est une admirable situation et une des plus magnifiques vues du pays, ou, pour mieux dire, c’est la vue de toute la Touraine avec ses coteaux boisés, ses châteaux pittoresques et son grand fleuve à sec. Le château est placé à une élévation de plus de cent vingt pieds et domine toute la contrée. Vous savez son histoire : Charles VII l’usurpa sur les ducs d’Anjou ; Charles VIII y naquit et y mourut ; la conjuration de La Renaudie y fut découverte, vaincue et punie, mais punie bien cruellement ! les têtes des suppliciés furent attachées aux grilles et aux balustrades de fer du château. Depuis François II, Amboise ne fut plus habité par nos rois. Louis XV l’érigea en duché-pairie au profit du duc de Choiseul, possesseur de Chanteloup, qu’on voit du haut des remparts d’Amboise. Les deux tours sont admirables ; on vous a parlé de la fameuse rampe qui permet de monter en voiture jusqu’à la plate-forme : rien n’est plus vrai. Mais ces rampes sont d’un merveilleux travail et mériteraient d’être conservées. Or, c’est précisément une des parties du château d’Amboise que le domaine privé ne paraît pas se soucier de restaurer. Quand le Roi les aura vues, il en décidera tout autrement que ses architectes[6]. En revanche, la restauration de la chapelle va grand train, et rien n’est plus beau. Cette chapelle est dédiée à saint Hubert. Une frise d’un travail exquis représente la conversion de ce grand chasseur, et des bois de cerf sculptés sont multipliés à l’infini dans l’ornement intérieur ; il faudrait venir à Amboise, rien que pour voir ce chef-d’œuvre ; je n’ai, quant à moi, rien vu de plus gracieux, de plus fin, de plus remarquablement beau dans toute la Touraine ; il n’y a, au surplus, qu’à venir : tout est prêt, les appartemens sont secs, et en parfait état ; ce n’est pas grand, mais tout est prévu pour que ce soit commode. Votre logement est très curieux par les sculptures qu’il renferme ; il y faudrait un ameublement. Le parc est peu étendu, mais soigné, et l’admirable vue dont on y jouit tient lieu du reste. Les journaux ont annoncé un voyage du Roi, je ne sais sur quel fondement ; je le souhaite, pour le Roi et pour vous ; le Roi se plaira beaucoup à Amboise : il trouvera à y exercer noblement son merveilleux génie de restauration, et quant à vous, mon bien cher Prince, vous y respirerez un bon air, et vous y apprendrez quelque chose.

Je pars demain pour Bordeaux ; je prends la route de Niort et de Saintes, voulant m’arrêter à Mirambeau chez la comtesse Duchâtel. Je serai à Bordeaux dimanche et lundi, et quel plaisir de lire vos lettres ! J’en suis bien privé depuis quatre jours ; c’est une privation à laquelle je ne m’accoutume pas, non plus qu’à celle de vous voir, et les distractions du voyage n’y font rien. De plus, nous avons ici un temps affreux. Barbier quitte Poitiers demain matin, et retourne à Beauregard. Nous nous sommes arrêtés ensemble à Tours, à l’hôtel du Faisan ; Tours a un beau port, une belle cathédrale, une belle rue, et c’est tout. Poitiers a une physionomie tout à elle, une population vive, ardente, pleine d’originalité. Tours est une plus belle ville ; mais j’aime mieux Poitiers. Vous aurez reçu un couteau, de Blois, que j’ai oublié de vous annoncer ; je répare cet oubli, c’est un hommage que je vous adresse, et une preuve de l’excellence de cette industrie dans le Blaisois. Dans Châtellerault, ils nous ont assassinés à coups de couteaux, Barbier et moi ; aussi n’avons-nous rien acheté.

Adieu, mon cher Prince ; je vous écrirai de Bordeaux ; j’espère que vous vous portez bien, et combien je le souhaite ! J’espère aussi que vous vous amusez et que vous travaillez un peu. Mille choses à MM. De Latour et Trognon ; mes hommages au Duc de Montpensier, si, par hasard il ne voulait pas de mes amitiés. Mes respects à Sa Majesté la Reine ; et à vous, mon cher Prince, pas encore mes respects, mais tout mon dévouement, toute mon amitié, toute mon âme.


Bordeaux, mercredi 6 septembre 1837.

Vous pensez bien, mon cher Prince, que mon premier soin, en arrivant, a été d’envoyer chercher mes lettres à la poste. On m’en a rapporté un paquet fort respectable, parmi lequel vos lettres tenaient la meilleure place, et je vous en remercie. Votre exactitude à cet égard est la meilleure preuve d’affection que vous puissiez me donner. J’étais à table et j’ai tout lu séance tenante, les lettres des camarades, les vôtres, celles de mon cher collègue, et une infinité d’autres qui sont venues me relancer dans la Gironde, en sorte que mes voisins de la table d’hôte ont pu me prendre pour un ministre en congé, ou, tout au moins pour quelque personnage à grandes relations, et vous voyez qu’ils ne se trompaient point. Les nouvelles que vous me donnez de vos plaisirs, de vos études et de votre santé (dont vous ne me parlez pas, mais j’en juge pas conjecture), m’ont été infiniment agréables. Je vous félicite d’obtenir de si beaux succès dans la charade ; c’est pourtant un plaisir auquel il ne faudrait pas trop s’abandonner : l’habitude de se déguiser, de se farder, de jouer des rôles, quelque innocente qu’elle soit à votre âge, en soi n’est pas bonne. Je suis donc bien sûr que M. De Latour et la Reine auront, à cet égard, calmé et contenu l’entraînement des camarades et le vôtre. Il y a des plaisirs dont la continuité vaut mieux que celui-là, mais vous remarquerez que c’est la continuité seule que je blâmerais.

Au surplus, si vous avez le temps dont nous jouissons sur les bords de la Garonne, je vous plains, et je vous trouve très excusable de chercher des distractions dans la comédie désordonnée qu’on appelle charade. Mais c’est donc un très grand bonheur pour vous d’être resté à Saint-Cloud ? Imaginez-vous quelle prison c’eût été pour la colonie que le château d’Eu, avec ces pluies incessantes ! Au moins, à Saint-Cloud, vous avez des spectateurs et du plus haut bord. Au château d’Eu, il vous aurait fallu jouer devant M. le maire, M. l’adjoint, et tous les pères conscrits de l’endroit : cela n’aurait pas été supportable.

Peut-être prenez-vous le mauvais temps en patience sur les bords de la Seine : dans la Gironde, le mauvais temps, la veille de la vendange, est une calamité publique. Encore huit jours de pluie, et c’est, pour ce département-ci, une différence de 40 à 50 millions en moins. Aussi l’anxiété est-elle générale : le commerce des vins est à peu près, aujourd’hui, la seule richesse de ce pays, auquel Marseille a enlevé la commission du Midi, et Le Havre toutes les relations coloniales. Mais cette ressource est encore immense, à condition que le Ciel ne mettra pas trop d’eau dans leur vin.

Quoi qu’il en soit du temps, mon cher Prince, je suis ici depuis lundi à quatre heures et j’y reste jusqu’à demain jeudi à cinq heures du matin. J’ai voulu voir en détail cette belle cité et je ne me lasse pas de l’admirer. Les quais ont une lieue de long et forment une admirable courbe sur la Garonne, qu’ils embrassent dans une immense ceinture de bâtimens magnifiques. Imaginez-vous que vous n’avez rien vu de pareil, ni à Rouen, ni au Havre, ni à Paris, ni à Cherbourg ; cette position d’une ville de commerce est unique dans son genre. La Garonne a plus d’un quart de lieue de large dans toute cette étendue et elle est couverte de bâtimens à remplir deux ou trois bassins du Havre. Je me suis demandé, en voyant cette affluence, de quoi donc se plaint le commerce de Bordeaux. Mais il paraît que le mouvement du port n’est pas en proportion de la beauté de son aspect. Beaucoup de ces navires restent stationnaires et, de fait, depuis trois jours que je suis ici, je les retrouve tous à la même place. On dirait une décoration à poste fixe. Mais, pour un amateur de pittoresque, cette décoration est belle à voir ; sur une des rives, la ville ; sur l’autre, la campagne à perte de vue, en sorte qu’on découvre la verdure à travers les mâts des vaisseaux et que le fond de ce grand tableau, dont le port est le premier plan, ce sont des arbres, des bosquets, des maisons de plaisance, des vignobles sur les coteaux, un horizon enchanteur sur plus de six lieues d’étendue. Que serait-ce si le soleil m’eût envoyé seulement un rayon !

Ma dernière lettre était datée de Poitiers ; je suis parti de là pour aller à Mirambeau chez M. Duchâtel, en passant par la route de Niort et de Saintes. Je suis resté à Mirambeau samedi et dimanche. Duchâtel, le ministre, n’y était pas : il se marie dans quelques jours à Paris ; je n’ai trouvé que son frère et sa sœur, mais je n’en ai pas moins goûté deux jours d’une villégiature charmante dans cette résidence. Le château est situé sur une hauteur d’où l’on aperçoit, à deux lieues de là, la Gironde, qui elle-même a deux lieues de large ; de l’autre côté du fleuve, on voit les célèbres vignobles du Médoc. En venant à Bordeaux, je me suis arrêté à Blaye, dont j’ai visité la citadelle ; on a, du haut de ses remparts, une vue admirable ; mais il n’y a là d’intéressant que le souvenir de la Duchesse de Berry dont on m’a montré les fenêtres, ainsi que la promenade qu’elle affectionnait, et dans laquelle le général Bugeaud ne la quittait pas d’une seconde. Je ne sais d’ailleurs par où la Duchesse se serait sauvée : c’est inabordable.

Remerciez bien Saint-Jean et de Calonne pour les lettres qu’ils m’ont adressées : je me trouve ainsi jour par jour au courant de vos études et de vos plaisirs, et c’est pour moi une satisfaction bien vive, je vous assure. J’ai lu vos vers hier, et j’en ai trouvé trois ou quatre assez remarquablement frappés : c’est beaucoup ; j’espère bien que vous vous préparez aussi, par de bonnes lectures, au cours d’histoire moderne : vous avez maintenant un nom à défendre ; il ne s’agit plus de conquérir, mais de conserver : c’est plus difficile.

Adieu, mon bien cher Prince ; j’écris à M. De Latour, je ne vous charge donc de rien pour lui, mais je vous recommande de lui montrer toujours les bonnes dispositions dont il se loue si fort dans sa lettre du 27 ; je vous en saurai gré comme d’une preuve de votre affection pour moi. Car M. De Latour me représente auprès de vous, et il me semble que je ressentirais bien vivement tous les griefs auxquels vous pourriez donner lieu en mon absence. Vous ne pouvez être répréhensible sans que je le devienne aussi ; j’ai fait une escapade sur la foi de votre honnêteté, de votre raison, et de vos bons sentimens ; c’est vous dire que je suis fort tranquille.

Ne m’oubliez pas auprès de M. Trognon ; faites en sorte que mes respects arrivent jusqu’à la Reine, et croyez, mon cher Prince, que je n’aime personne au monde plus que vous.


Pau, 14 septembre 1837.

Mon cher Prince,

Vous m’aviez promis une de vos dernières pièces de vers ; je ne l’ai pas reçue. Ce n’est sans doute pas votre faute, mais je n’en suis pas moins triste de ce désappointement. Vous me parlez de vos plaisirs auxquels je prends, je vous l’assure, un vif intérêt, car vous méritiez bien de vous amuser, après avoir si glorieusement fini votre année ; mais j’aimerais quelques mots sur vos études, si courtes soient-elles. J’aimerais à savoir, surtout, si vous faites quelques bonnes lectures : les vacances sont, naturellement, l’époque des lectures profitables. On peut, en six semaines, en n’y donnant que deux heures par jour, faire lecture de deux ou trois bons ouvrages ; et c’est un admirable lest pour les études de l’année suivante : ne l’oubliez pas. Attachez-vous surtout à lire de suite, et avec une attention sérieuse, et non pas en tenant votre livre au bout de vos yeux et de votre esprit ; je crains que vous n’apportiez à cet exercice un peu de mollesse, et je serais fâché que vous eussiez perdu une si bonne occasion de réformer, à cet égard, quelques habitudes défectueuses.

Remerciez Saint-Jean et de Calonne pour leurs aimables lettres. Vous recevrez par ce courrier un paquet dans lequel sont renfermés deux bérets du pays ; j’ai pensé qu’ils pourraient vous être commodes, au Duc de Montpensier et à vous, pour jouer des charades ; j’ai joint à cet envoi celui de deux ceintures, telles que les portent les montagnards basques. Le costume complet est celui-ci : béret rouge, blanc ou brun ; veste rouge, gilet blanc, culotte brune, bas bruns, le tout d’un effet très pittoresque ; rien n’est plus élégant et plus riche de couleur ; je vous aurais envoyé le costume complet, si j’avais eu votre mesure ; si vous le voulez, il est encore temps, je ne partirai d’ici que le 22…


Pau, 20 septembre 1837.

Mon cher Prince,

J’arrive de mon voyage dans les Pyrénées où je suis resté cinq jours sans me reposer un instant, ayant fait plus de cent lieues en poste et près de quarante à cheval… A chaque détour de la montagne, le paysage change : il en est de toutes les couleurs et de tous les aspects. Une gorge des Pyrénées, entre Saint-Sauveur et Gavarnie, s’appelle le Chaos, et rien n’y ressemble plus. Imaginez d’énormes rochers, sur une étendue de plus d’une lieue, entassés les uns sur les autres, dans une hauteur considérable, dans un désordre affreux, et comme si la main de Dieu eût secoué le sol sur lequel ils reposent dans une confusion immémoriale ; rien n’est plus imposant, plus austère, plus terrible. Le chemin, au milieu de ces colosses de granit, est des plus rudes, mais on est bien payé de sa peine.

Gavarnie n’est pas un cirque romain, comme vous pourriez le croire, mais une sorte d’amphithéâtre naturel d’une hauteur gigantesque. Les Romains eux-mêmes n’ont jamais rien fait ni conçu de pareil. La température y est si froide pendant la nuit, qu’on y trouve des masses de neige éternelle, et cette neige est si dure, que le magnifique soleil qui éclairait cette grande scène, quand j’y arrivai avec Liadières, sa femme, le général Auvray et mon beau-frère, n’avait pu entamer même sa surface. Un effet qui tient du prodige, quand on approche du cirque de Gavarnie, est celui-ci : au moment où le cirque se découvre aux yeux dans toute son étendue, on croit n’en être plus distant que d’un quart d’heure ; il n’y a pas de raisonnement qui puisse modifier, à cet égard, l’impression qu’on éprouve ; eh bien ! il faut deux grandes heures, à cheval, pour arriver dans l’enceinte. C’est le sort des choses vraiment grandes de rester incomprises. La véritable grandeur (comme celle de Saint-Pierre de Rome, par exemple, mais sur une moindre échelle) a besoin d’être analysée, étudiée, mesurée. Il y faut le temps et la réflexion, et bien souvent la raison humaine reste impuissante, après bien des efforts, pour expliquer les merveilles de la nature. Je suis resté deux jours à Bagnères, un jour à Saint-Sauveur et à Gavarnie ; le lendemain, c’est-à-dire mardi, j’ai visité M. Thiers à Cauterets. Nous y avons fait de la politique. La politique est cependant bien mesquine en présence de tant de grandeur. M. Thiers, il est vrai, ne trouve pas les Pyrénées assez grandes, et il n’est sorte de quolibets dont ces admirables montagnes ne soient l’objet dans sa bouche. Mme Thiers a désiré rester à Cauterets, parce qu’elle a ressenti quelque bien de son assiduité à prendre les eaux, et qu’elle paraît redouter le voyage à Paris ; puisse-t-elle y rapporter la santé…

Dites au Duc de Montpensier que je lui enverrai demain une boîte de chocolat de Lourdes, lequel est très célèbre, et très bon, ce qui vaut encore mieux (il y en aura une pour vous aussi)… Vos vers du 14 sont remarquables et bien supérieurs aux précédens : jugez du plaisir que j’ai ressenti de cet envoi et combien votre bonne conduite et votre travail ajoutent de sécurité au loisir de mon voyage.

Pardonnez-moi de si mal écrire ; si j’étais votre élève, je mériterais bien d’être grondé…


Pompadour, ce lundi 2 octobre 1837.

Mon bien cher Prince,

Vous serez peut-être bien étonné de ne recevoir qu’une lettre de moi, quand c’est ma personne même que vous attendiez, et que je sois encore à Pompadour, quand vous m’y croyiez établi depuis une semaine ; un seul mot fera cesser votre surprise ; je suis à Pompadour depuis hier soir seulement.

Vous dire comment j’ai mis tant de temps à y venir, ce serait prendre l’engagement d’un long récit, et j’aime mieux ajourner ce compte rendu à l’époque de mon retour à Paris ; sachez seulement, mon cher Prince, que rien n’est moins sûr que les calculs d’un voyageur égaré dans les montagnes, et qui est obligé d’attendre quelquefois deux ou trois jours un rayon de soleil indispensable à l’exécution des projets qu’il a formés. Cette mésaventure m’est particulièrement arrivée à Bayonne. J’y étais venu pour voir l’Espagne, et il m’a fallu attendre quarante-huit heures que l’Espagne fût visible. La pluie tombant par torrens m’arrêtait sur la frontière. C’est bien assez d’avoir à redouter les coups de fusil carlistes, sans s’exposer encore à être noyé. Enfin j’ai vu l’Espagne ; j’ai touché du pied cette terre héroïque et désolée. J’ai visité Irun et Fontarabie, n’osant, ou plutôt ne pouvant aller plus loin, car les cantonnemens carlistes sont à quelques portées de fusil des bivouacs christinos. Mais ce regard jeté sur les plaies de notre malheureuse alliée m’a suffi pour en sonder la profondeur. Rien ne peut donner une idée de la dévastation que la guerre civile a laissée après elle. Les maisons sont détruites, les populations affamées. Près de mille soldats forment la garnison d’Irun, ville forte, car elle a pour défense un fortin de boue, et quels soldats ! Imaginez, mon cher Prince, des malheureux couverts de haillons bleus, jaunes, rouges, sans souliers, sans chemises, la tête nue, pâles, défaits, amaigris par la souffrance et l’humiliation, portant sur l’épaule des fusils rouillés dont le poids les épuise. Telle est la garnison d’Irun, point important, puisqu’il touche à notre frontière et assure les communications avec la France, ville sans cesse prise et reprise par les deux armées depuis le commencement de la guerre. Quels doivent donc être, de leur côté, les carlistes, qui abandonnent cette forteresse aux mains de pareils ennemis ? Par malheur je n’en ai point vu, et ne puis vous en rien dire ; mais on assure qu’aussi misérables que leurs adversaires, ils ont, de plus qu’eux, l’enthousiasme de leur cause. C’est pour cela qu’ils sont vainqueurs. Les christinos ont tout l’extérieur de gens découragés. Rien n’est affreux comme le spectacle de cette misère et de ce découragement. Des gens qui sont obligés de se battre, de braver la mort, de s’exposer tous les périls d’une guerre atroce, et qui manquent de tout, même de courage ; c’est ce que j’ai vu de plus triste. Partout ailleurs le dénuement et la souffrance n’ont pas cette allure-là. J’aurais mieux aimé voir des pestiférés ou des cholériques au lit de mort que ces déplorables défenseurs d’une cause qui, après tout, est la nôtre.

A Fontarabie, qui est une ville tout à fait espagnole, et dans laquelle j’ai trouvé une rue admirable de couleur et d’originalité, avec ses toits à grandes saillies, à sculptures élégantes, ses balcons aux croisées et ses grilles aux balcons ; à Fontarabie, j’ai vu le Pastor, général christino, aujourd’hui disgracié et qui passe sa vie à chasser tranquillement, entre la potence qui l’attend du côté des carlistes, et les vengeances presque aussi redoutables de son parti. C’est un homme de moyenne taille, qui paraît très décidé, d’une figure commune, parlant peu. Il nous a très gracieusement reçus.

Je reprendrai plus tard, mon cher Prince, cette causerie que j’ébauche aujourd’hui de toute la vitesse de ma plume, car je suis très pressé. Je veux, avant de quitter Pompadour, visiter l’établissement, qui est immense. Je vais monter sur de magnifiques étalons qu’on engraisse ici à grands frais, et qui sont les plus doux animaux du monde, malgré les soins, les caresses, les flatteries dont ils sont l’objet. Ma monture se nomme l’Asiatique ; c’est un cheval de huit ans, robe grise, d’une beauté admirable : un enfant le conduirait.

J’écrirai sur Pompadour (car vous savez que j’écris un peu sur tout) et vous verrez ce que c’est qu’un haras royal ; mais j’ajourne tout détail sur ce sujet comme sur beaucoup d’autres.

Dites à M. De Latour que je n’ai pu lui écrire aujourd’hui, mais que je le remercie bien cordialement de ses deux lettres, l’une du 19, l’autre du 26. J’ai reçu toutes vos lettres adressées ici, 18, 19, 21, 24, 27 septembre, et je vous en remercie de tout mon cœur. Votre exactitude ma touché ; votre excellente conduite est aussi une preuve de l’excellence de vos sentimens pour moi. Je suis heureux qu’elle ait mérité les éloges du Roi ; je ne sais rien de plus flatteur pour vous et pour tout le monde. Ne m’écrivez plus, c’est à moi maintenant à aller chercher de vos nouvelles ; j’arriverai plus tôt qu’une lettre que je vous écrirais demain ; aussi est-ce la dernière que je vous adresse. Dites à M. De Latour qu’une page d’écriture serait bien froide pour le remercier de tous les services qu’il m’a rendus depuis un mois ; mais cette page même, le temps me manque pour l’écrire. Adieu, croyez à mon sincère et inaltérable attachement.


Tuileries, mercredi 19 septembre 1838.

Mon cher Prince,

Je vous envoie votre journal ; je voudrais pouvoir vous envoyer aussi facilement les quatre volumes de Mémoires que vous avez oubliés ici : c’est la première chose qui a frappé ma vue quand je suis rentré dans votre salle d’études, où votre souvenir n’avait pas besoin d’être ainsi rappelé[7]

Adieu, car depuis si peu de temps que vous m’avez quitté, je n’ai réellement rien à vous dire ; je vous recommande seulement de ne pas vous considérer à Randan comme un écolier échappé, plutôt que comme un prince obligé à faire quelques frais. Vous verrez beaucoup de monde, et force gens qui vous jugeront sur un mot, sur un geste. Vous êtes un des adjudans de Madame la Princesse Adélaïde, aux heures de représentation ; ne l’oubliez pas. Et après cela, amusez-vous bien, car c’est encore un des privilèges de votre âge, si ce n’est guère celui de votre rang.

Tout à vous de cœur.


26 septembre 1838.

Je vous remercie de votre souvenir, mon cher Prince, je ne sais que par vous, et surtout par M. De Latour, ce qui vous arrive, car je vais très peu au salon et je dîne en ville tous les jours. La Reine me croit sans doute bien informé, et de fait, mon cher collègue m’a donné tous les détails désirables sur votre séjour là-bas. Je vous sais un gré infini de tout le bien qu’il m’a écrit de vous, et de tout le succès que vous avez en Auvergne. N’oubliez pas que vous êtes condamné, par l’élévation même où la Révolution de Juillet vous a placé, à avoir toujours du succès. Il ne faut pas qu’un Prince manque son entrée dans le monde ; vous jouez un rôle, mais le plus noble et le plus grand de tous…

Je n’ai pas bougé d’ici… J’ai intérêt à y rester pour surveiller les mouvemens du collège : nous avons été menacés d’avoir un intrus sans nom et sans valeur…


Alger, 24 avril 1840.

Mon bien cher Prince,

Je vous envoie vos lettres de France : vos journaux suivront, et vous ne les aurez probablement que demain, car ils n’auraient pu être transportés par l’estafette du maréchal. Je ne vous adresse que les Débats ; le Prince, votre frère, vous prêtera les autres, si le cœur vous en dit, et je pense que vous me pardonnerez d’avoir retenu ici, pour charmer ma solitude, le Courrier et la Presse, qui vous appartiennent.

Vous avez dû recevoir directement, par Rumigny, la longue-vue que vous m’aviez fait demander ; je désire qu’elle vous serve souvent, et que vous ne puissiez voir les Arabes que de loin. Je sais que ce vœu n’est pas conforme à votre jeune et généreux courage, mais, passez-le-moi ! je n’en fais pas d’autres à votre intention. Si vous ne pouvez aborder les Bédouins corps à corps, on saura bien que ce n’a pas été votre faute. Adieu, je remercie bien sincèrement M. Jamin de me donner chaque jour de vos nouvelles : j’en ai besoin. Si sévère qu’ait été un pédagogue, quand il a du cœur, mon cher Prince, ces séparations sont cruelles. Vous êtes, vous, tout à la joie d’une première campagne[8], et je n’en ai, moi, que l’amertume. Songez à cela, et n’oubliez pas trop celui que vous appellerez toujours, je l’espère, votre ami,


Aux Tuileries, 4 juillet 1840.

Je viens de recevoir votre lettre, mon cher Prince ; je m’empresse d’y répondre. Je n’ai aucune objection à faire à votre plan de travail, et j’en ai déjà commencé l’exécution autant qu’il a été en moi. M. Rossi accepte avec empressement la mission que le Roi lui permet d’accomplir auprès de vous. Il sera prêt aussitôt que vous le voudrez. L’espoir de compter la Princesse Clémentine au nombre de ses auditeurs paraît le flatter infiniment, mais j’en suis, moi, beaucoup moins satisfait que lui, car je crains d’être exclu. Nous en causerons. Je tiendrais excessivement à suivre le cours avec vous. M. Rossi, sur ma demande, vous fera un cours de droit politique avec une introduction qui comprendra l’étude de toute la législation politique de l’Europe. Votre science historique vous sera d’une éminente utilité pour suivre avec fruit ces conférences, et je n’ai pas caché à M. Rossi que vous apporteriez à cet enseignement une préparation excellente. Thierry accepte avec plaisir les heures que vous lui proposez ; je vais voir Guérard et M. Morin, et je préviendrai les professeurs de langues. Quant à M. Michelet, n’est-ce pas la princesse Clémentine qui se charge de vous mettre en rapport avec lui ? Vous me direz cela à votre retour.

Je ne puis vous répéter assez le contentement que j’éprouve de vous voir rentré dans une si bonne voie[9] ; vous étiez sorti de celle que vous montrait, comme la seule à suivre, votre excellente nature. J’ajoute que votre bonne renommée ne vous en permet pas une autre : vous avez pris un engagement avec l’opinion publique ; elle vous est très favorable. Vos succès universitaires et l’éclat de votre début, au milieu des rangs de nos soldats, vous imposent de grands devoirs. Il est facile de s’oublier quand on n’est rien ; mais, une fois que les yeux de la foule sont fixés sur nous, il faut savoir jouer son rôle avec honneur. Je vous rends la justice de dire que vous êtes de mon avis quant aux principes : vous ne bronchez que dans l’application ; mais votre extrême jeunesse vous excuse, et il était, d’ailleurs, naturel que les préoccupations de votre début militaire eussent la plus grande part de vos pensées. Aujourd’hui, la guerre vous a fait homme, les épreuves d’une campagne vous ont grandi. Vous n’avez pas besoin de vous guinder pour rester à la hauteur où vous vouliez être, vous l’avez tout naturellement atteinte. Vous avez commandé, encore presque enfant, à des hommes ; vous avez supporté avec une énergie précoce leurs fatigues et leurs dangers ; vous méritez d’avoir votre rang au milieu d’eux ; vous n’avez plus d’effort à faire pour le garder ; mais, l’ayant obtenu dans la vie militaire, il vous reste à le conquérir dans la vie civile. Vous êtes dans la voie qui conduit, même les princes, à la considération, car ils en ont besoin, comme les plus humbles. On leur accorde les honneurs politiques dès leur naissance, mais l’estime publique est plus faite pour les flatter : elle ne leur est pas due, s’ils ne l’ont pas méritée. Vous savez cela aussi bien que moi. Pardonnez-moi de vous le répéter ; ce ne sont pas des conseils que je vous adresse : c’est la paraphrase de votre lettre que je vous envoie.


Nancy, dimanche 23 août 1840.

Je vous remercie, mon cher Prince, de l’avis que vous me donnez de votre prochain retour à Saint-Cloud… Je compte rester ici quelques jours encore, si vous le trouvez hon : j’ai, en effet, formé le projet d’aller passer une huitaine à Bade…, mais tout est subordonné à vos convenances ; vous me connaissez assez pour savoir que j’accourrais sans regret et sans retard si vous aviez besoin de moi, et j’ai la confiance que vous me l’écririez franchement. Je ne vois guère que le cours de M. Rossi qui me rappelle rigoureusement à Paris cette semaine ; mais j’écris à M. De Latour, afin que, s’il vous plaît de reprendre ce cours samedi prochain, il ait la complaisance d’y assister pour prendre des notes et que le cours de mes rédactions ne soit pas interrompu. Si vous remettez M. Rossi à la semaine suivante, j’arriverai à temps pour faire mon office. J’ai écrit à Barbier pour l’informer de mon projet, et, si vous aviez quelques avis à me donner, il sait, à un jour près, où il faut m’envoyer mes lettres ; il vous suffirait donc de les faire remettre à votre secrétariat.

M. Cousin a eu raison de vous dire que le souvenir de vos succès universitaires avait été bien accueilli au concours, mais il aurait dû vous dire que votre présence y eût fait grand bien. Non que je vous reproche d’y avoir manqué ; je crois même qu’un sentiment de modestie très louable imposait cette réserve au jeune combattant de Teniah. Toutefois il importe que ni les établissemens d’instruction publique, ni les corps savans, ni les académies, ne soient en dehors de votre action. L’intelligence est libre, en France ; mais elle doit être réglée, disciplinée ; l’action des lois n’y suffit pas, il y faut la vôtre. Montrez de la sympathie aux gens d’esprit, ils vous aimeront, et vous avez besoin de leur dévouement, non pas pour vous, mais au profit des intérêts qui reposent sur vous.

Adieu, mon cher Prince, je vous félicite des bonnes dispositions que vous continuez à montrer pour la reprise de vos études. Selon toute apparence, vous pourrez en suivre le cours sans interruption, jusqu’au printemps prochain. Il n’est pas probable que vous soyez envoyé en Afrique, exposé à être bloqué dans quelque port de la Régence, lorsque à chaque instant la défense du territoire ou le soin de quelque vengeance légitime peut vous appeler sur la frontière. Vous resterez donc à Paris, et, si préoccupé que vous puissiez être par les événemens du dehors, vous mettrez à profit ce temps précieux. Vous avez une grande facilité d’esprit ; six mois vaudront, pour vous, comme une année, cette année décisive qui devait, dans la prévision de ma vieille sollicitude pour vous, compléter vos études, et « commencer » celles qui vous feront un homme supérieur, car, au bout d’un an, elles ne seront encore que commencées ; mais, si elles le sont bien, vous pourrez toujours, et à chaque intervalle de loisir que les événemens vous laisseront, y rattacher les efforts et les travaux que vous continuerez plus tard. Je ne crois pas à la guerre immédiate ; vous aurez donc un moment de répit. Profitez-en, car « l’avenir est gros d’orage. » Cette phrase, empruntée à la polémique des épiciers, est, aujourd’hui, digne d’entrer dans le langage des esprits sérieux. Jamais la partie ne m’a paru plus engagée entre les gouvernemens de droit divin et les trônes constitutionnels. L’Angleterre se tourne contre nous, parce qu’elle s’avise que la liberté nous rapporte plus de prospérité qu’elle n’en attendait pour nous d’une révolution populaire. Le temps des alliances de principe est passé avec elle : son intérêt l’emporte : quand elle a écouté d’autres inspirations, c’est qu’elle a eu peur. Rassurée aujourd’hui sur la puissance du parti radical, qui s’est montré, chez elle comme chez nous, violent sans énergie et déclamateur sans principes, elle ne craint plus d’engager avec nous une querelle où elle espère avoir raison de la vitalité nationale qui s’est réveillée en France. Il faut donc se tenir sur ses gardes, rester à Paris, s’y préparer le corps et l’âme à des épreuves sérieuses, y fortifier son esprit, car c’est la seule puissance qui vous fasse, aujourd’hui, supérieur ; mais, quand on la reconnaît en vous, cette puissance, votre haute position en double l’effet, le prestige et l’éclat. Vous n’êtes donc pas si mal partagé, puisque le pays, en vous donnant tous les moyens d’être supérieur, est toujours disposé à subir cette supériorité, du joui où elle existe réellement.

Adieu, demain je pars pour Bade…


Marseille, 19 mars 1841[10].

Je vais quitter Marseille, mon bien cher Prince, et mettre bientôt quelques centaines de lieues, et plus, entre vous et moi… Ceci n’est qu’un souvenir que je vous adresse du rivage ; je n’ai rien d’intéressant à vous apprendre, et vous recevrez, en même temps que ce billet, vos lettres de Paris. Recevez donc de nouveau mes adieux. Cette fois-ci, je suis plus calme, mais non moins triste. Cette première séparation est bien sérieuse ; elle sera bien longue ; je la remplirai par le souvenir de ces années, bien longues aussi, que j’ai passées avec vous et que votre excellente nature m’a rendues si agréables et si douces.


Paris, vendredi 26 mars 1841.

Je viens de recevoir votre toute bonne et bien affectueuse lettre, mon bien cher Prince, au moment où je me disposais, de mon côté, à vous écrire, comme je le ferai tous les vendredis, jour de départ du courrier d’Afrique. J’ai donc à vous remercier de votre souvenir, qui m’a touché, car c’est à votre bon cœur que je le dois. Vous ne semez pas en terre ingrate : ma reconnaissance vous rend au centuple les sentimens affectueux que vous me témoignez, et dont je me reconnais digne par ma tendresse inaltérable pour votre personne. A tous les titres que vous avez à l’estime et à l’affection de ceux qui vous approchent, vous savez que nos longues relations en ajoutent de particuliers pour moi. En vous élevant, j’ai dû vous bien connaître ; je vous aime donc, parce que je vous connais. Beaucoup affecteront de vous aimer pour être connus de vous ; ne vous défiez de l’amitié de personne ; le dévouement est chose si sainte que son affectation même est, à quelques égards, respectable ; mais ne croyez qu’au dévouement éprouvé. J’ai eu le bonheur de passer auprès de vous la plus belle époque de ma vie ; je vous consacre aussi le reste ; le témoignage que vous me donnez de votre amitié me soutient, dans cette première et triste épreuve d’une absence que tous mes vœux chercheraient à abréger, si je ne craignais trop qu’ils fussent en contradiction avec les espérances légitimes et naturelles de votre jeunesse et de votre courage.

Jamin m’écrit que ces espérances sont à la veille de se réaliser, et, probablement que, le jour où vous recevrez cette lettre, vous serez de retour de l’expédition projetée sur Milianah. Ce ne sera là que le prélude de votre campagne d’été, et j’espère que les Arabes vous laisseront un peu tranquille pendant cette promenade militaire et qu’ils se réserveront pour résister à des attaques plus sérieuses. Nos débats parlementaires sont bien près de finir, et tous les yeux se porteront sur l’Afrique et sur vous, mon cher Prince, car ce pays-ci n’est pas encore si mauvais qu’il le paraît. Il vous aime ; au besoin, il vous le témoigne ; sa sollicitude vous suit là-bas, et le Roi, qui vous y envoie, qui vous y sacrifie noblement aux intérêts de la politique nationale, le Roi sait bien que vous êtes appelé à y jouer un rôle, et que ce ne sont pas de simples officiers qu’il charge de cette mission de représenter, sur le seul théâtre où il y ait à agir aujourd’hui, la dynastie populaire dont il est le glorieux chef. Ayez donc cette pensée toujours présente à l’esprit, que la France n’est indifférente à rien de tout ce qui vous touche, car tous vos intérêts sont les siens. Je sais que votre loyauté toute seule vous conseillera ce qu’il faut faire : prenez aussi conseil des hommes de dévouement et d’expérience qui vous approcheront, car vous êtes trop jeune pour tout savoir, trop ardent pour n’avoir pas besoin d’être quelquefois retenu. La jeunesse et l’ardeur, ce sont là deux beaux défauts, mon cher Prince ; gardez-les longtemps, mais ne vous y fiez pas toujours.

Vous avez eu une belle entrée et une audience magnifique. Vous avez été content de vous, m’écrit Jamin, et il ajoute que c’est bon signe, car vous êtes habituellement modeste. Mais sachez vous rendre justice. Nous ne devons accepter des autres que les éloges que nous nous adressons secrètement à nous-mêmes. Je ne suis pas étonné que vous ayez réussi à bien parler ; vous l’aviez appris, presque sans vous en apercevoir, en récitant, toutes les semaines, vos rédactions historiques avec un aplomb qui me charmait. J’ai toujours pensé que ces épreuves vous serviraient un jour en vous rendant la parole facile, et en donnant à votre langage un peu de cette précision qui appartient à l’histoire. J’insiste sur cela, parce que, étant encore en âge d’apprendre, le succès de vos études précédentes vous encourage à en faire de nouvelles. Il sera noble et beau de lire un bon livre entre deux campagnes, et d’avoir, au milieu des camps, la réputation d’un esprit distingué. Il vous suffit de ne pas mettre sous le boisseau toutes les lumières, naturelles et acquises, dont votre intelligence est douée. Vous êtes bien sûr de ne passer jamais pour pédant. Vous êtes trop visiblement marqué du sceau qui est le signe manifeste des races militaires. Vous êtes soldat par goût, par vocation : osez vous montrer ce que vous êtes quand vous le voulez, un esprit fin, délicat, parleur, élégant, capable de généraliser et de préciser les faits dont les militaires se préoccupent trop exclusivement au point de vue matériel. En un mot, soyez au camp le représentant de l’esprit français, comme à Paris vous pourrez l’être, un jour, de ce brillant courage et de cette héroïque ardeur qui vous ont conduit si jeune en Afrique.

Pardon, mon cher Prince, si je viens mêler des conseils à cette vie toute d’ardeur où vous êtes jeté. C’est plus fort que moi, un reste d’anciennes habitudes. Vous excuserez la longueur du sermon, en songeant que, par ce temps de carême, c’est probablement le seul que vous entendrez. Je n’y reviendrai plus, du moins aujourd’hui. Je ne suis pas depuis assez longtemps à Paris pour vous mettre au courant de la chronique politique… Adieu, que Dieu vous garde et vous protège comme vous le méritez.


Paris, vendredi 7 avril 1841.

Mon bien cher Prince,

Nous avons reçu bien tard cette fois le courrier d’Afrique… J’attendais avec bien de l’impatience ; j’ai lu avec un plaisir non moins vif, les deux lettres de Jamin, celle du 22 et celle du 26 mars ; je le remercie bien, surtout, de m’avoir envoyé le toast que vous avez porté au 24e[11]. J’en suis très content comme style ; c’est, vous le savez, mon point de vue habituel. J’y attache une très grande importance ; je trouve que les Princes ne doivent pas plus dire des choses vulgaires que porter des habits râpés, à moins qu’ils n’aient été usés à la bataille. Quant au langage, même sous le feu, il doit être poli et distingué. J’aime excessivement votre coq blessé, c’est ingénieux et noble ; si c’est de votre invention, comme je n’en doute pas, je vous en fais mon compliment, et vous savez si, de ma part, un compliment est sincère. Mais, je vous en prie, veuillez être persuadé qu’un prince qui n’aurait pas fait, en rhétorique, d’aussi bons discours, et si longtemps, n’aurait pas fait au camp une si belle phrase. Les mots sublimes partent du cœur ; le vôtre vous en inspirera peut-être, pendant le cours de votre carrière militaire ou politique, que vous ne devrez qu’à vous[12], mais un discours entier, un beau rapport, un ordre du jour, pour frapper cela au bon coin, il faut toutes les études que vous avez faites, et les bonnes habitudes de style que vous avez prises.

Je m’arrête, car je suis décidé à ne pas dogmatiser aujourd’hui et j’arrive aux faits. Les journaux vous apporteront le détail de la discussion relative aux fortifications de Paris, dans la Chambre des Pairs. Quant au résultat, il est magnifique : 66 voix de majorité en faveur de la loi. C’est superbe ! Les calculs les plus favorables ne portaient pas cette majorité à plus de 30 voix. Il a fallu que le débat ait converti bien du monde…

Votre frère Montpensier ira prendre les eaux des Pyrénées au mois de juin. Il y trouvera Heymès, que sa santé y conduira, et sans doute Rumigny, qui va guérir à Barèges sa blessure de l’Atlas. Quant à moi, je reste ici, si je ne vais vous rejoindre là-bas. Mais, où vous trouver ? Voici les grands événemens qui vont commencer en Afrique. Dieu veuille que vous y ayez, mon cher Prince, la part de gloire qui vous y appartient, sans mélange d’amertume ni de mécompte. Je passe ma vie à formuler des vœux pour vous. Je n’oublie pas qu’il vous faut des épreuves sérieuses et je les demande pour vous. Seulement j’ajoute mes réserves, dont Dieu tiendra compte, je l’espère, car elles partent d’une affection sincère et tendre pour votre personne, et d’un profond dévouement à la cause de mon pays, qui est la vôtre.

On parle d’un voyage du Roi à Amboise, peut-être même à Randan ; en attendant, et pendant que vous allez vous battre, on prépare des fêtes pour le baptême du Comte de Paris ; je ne vous dis là rien que vous ne sachiez ; néanmoins je continuerai à vous tenir au courant de tout, au risque de faire double emploi. Vous me lirez toujours, j’en ai la confiance, dussiez-vous avoir à lire la même chose deux fois.

Adieu, mon bien cher Prince ; voici une bien longue lettre, pour une vie si occupée et si active que la vôtre ; j’espère qu’elle vous trouvera de loisir, après la campagne de Milianah, que je voudrais bien savoir finie. Mais, après celle-là, une autre ! il faut se résigner à vivre d’inquiétudes et d’alarmes pendant quelque temps ; mais que ce sera un beau jour, celui où vous débarquerez avec votre régiment sur notre rivage de France ! Adieu !


Paris, vendredi 9 avril 1841.

Nous vivons fort paisiblement ici ; la politique fait son carême… Nous sommes en train de nous réconcilier avec les cinq puissances ; la paix est partout ; le pays est tranquille ; il n’y a donc plus que l’Afrique qui nous occupe : tâchez que cela dure le moins possible, si vous y pouvez quelque chose. J’attends avec bien de l’impatience des nouvelles de votre campagne. Adieu ! Conservez votre santé, votre vigueur, votre gaîté. C’est mon vœu le plus cher. Après cela, pensez un peu aux absens qui vous aiment : je suis bien sûr, alors, d’avoir un souvenir de vous…


Paris, 30 avril 1841.

J’ai reçu, mon cher Prince, par le dernier courrier, votre lettre du 18 avril et je vous en remercie pour le bonheur qu’elle m’a procuré. A vous parler franchement, j’étais sans nouvelles de vous. Jamin a été admirable de complaisance et d’exactitude à mon égard ; mais la nécessité où il s’est trouvé d’écrire une longue lettre à Sa Majesté sur votre expédition de Médéah, ne lui a pas permis de m’envoyer les mêmes détails, en sorte que je n’ai rien su de vous, des chances que vous avez pu courir, des faits d’armes auxquels vous avez pu prendre part, que par le Moniteur d’Alger et le rapport du Gouverneur, lesquels ne disaient presque rien. J’en ai conçu quelque chagrin. Etre seul à ignorer ce qui vous touchait personnellement, dans une affaire glorieuse d’ailleurs pour tout le monde, me semblait un lot quelque peu triste, et je l’ai dit à Jamin. Peut-être en avez-vous su quelque chose. Mais ne prenez pas cela pour de l’exigence : je n’en aurai jamais de ce genre. Je sais la peine qu’on a souvent à écrire, même quand, à distance, on paraît jouir de la plus grande liberté. Ce que je vous demande, c’est de me donner signe de vie en deux lignes, quand vous venez d’échapper à un danger sérieux. Il me faut cela, en quelque sorte, pour être rassuré et consolé.

Votre lettre a précédé de bien peu votre départ pour Milianah ; mais, quand vous recevrez la mienne, vous en serez très probablement revenu. Vous m’annoncez d’ailleurs que vous serez rentré dans vos cantonnemens avant le 15 mai. Voici donc mon esprit qui va hâter à grand renfort de souhaits et d’espérances l’arrivée de cet heureux jour. Pour vous, le bon temps, c’est quand vous courez la campagne, mais, pour nous, c’est quand vous êtes à l’abri : vous aimez à vous battre, et nous aimons à vous savoir en repos. Néanmoins, ce goût de votre repos ne va pas, chez moi, jusqu’à méconnaître les exigences de votre situation, de votre jeunesse et de votre rang ; c’est donc avec regret que je vous verrais condamné à la garde d’un camp dans la province d’Alger, pendant que le Prince votre frère tenterait les hasards de la guerre sérieuse qui va se faire dans l’Ouest. Je ne comprendrais même pas qu’on vous séparât l’un de l’autre : éloignés de votre famille, c’est bien le moins qu’on vous rapproche par la communauté des fatigues et des dangers, d’autant plus qu’il y en a partout à essuyer et à courir. La campagne d’Oran, si elle n’est très significative, vous laissera dans une situation pire que celle où vous êtes et que je trouve très mauvaise. Je vous remercie de ce que vous me dites de mon premier travail sur l’ouvrage du général Létang. Il est vrai que je n’ai guère traité la question, et je me suis laissé aller au plaisir de faire du pittoresque, mais, du moins, je n’ai pas eu d’autre prétention. Dans un autre article, je suis allé plus loin ; je le soumets à votre expérience, que je crois suffisante à me juger, car vous voyez bien. Les journaux annoncent que MM. De Tocqueville, de Beaumont et de Corcelles sont en ce moment en Afrique ; ils vont étudier la question sur le terrain. Si vous les voyez, je n’ai pas besoin de vous recommander, mon cher Prince, de leur faire bon accueil : vous connaissez Tocqueville, c’est un grand esprit et un caractère difficile et ombrageux ; de Beaumont est un puritain spirituel et honnête ; Corcelles a des lumières dans l’esprit et dans le cœur. Ils sont députés tous les trois, et méritent que votre intelligence communique franchement avec la leur. N’oubliez pas, en causant avec eux, que le succès de votre esprit et de votre caractère profitera à votre famille ; vous êtes tous solidaires les uns des autres ; c’est ce qui ne permet à aucun de vous une indépendance absolue. Votre jeune frère, le Duc de Montpensier, comprendra cela plus tard, et je crois que votre exemple, en cela, le servira comme en toute chose.

Tout ce qui nous arrive d’Afrique sur votre compte témoigne de la bonne position que vous y avez prise ; votre conduite a touché la Reine jusqu’au fond du cœur ; et quant à moi, mon cher Prince, j’y vois la réalisation de ce que j’ai toujours attendu et promis de vous, quand j’ai été consulté sur vos tendances et votre avenir. Je suis assez heureux pour ne pas craindre jamais d’avoir été mauvais prophète…

Je vais adresser à vos anciens camarades une invitation à venir voir le feu d’artifice dans votre appartement des Tuileries ; le Duc de Montpensier dispose de votre chambre et de votre salon jaune ; nous aurons le reste. Notre souvenir fêtera votre absence, et vous serez le héros et l’amphitryon véritable de cette réunion… Portez-vous bien, et pensez à moi, quand les Arabes vous le permettront.


Vendredi 7 mai 1841.

Nous avons eu, mon cher Prince, bien des événemens ici depuis ma dernière lettre du 30 ; par bonheur, ils ont été du genre le plus pacifique ; nous avons eu la fête du Roi, le baptême du Comte de Paris, la revue des tirailleurs et enfin le concert monstre. Tout s’est fort bien passé, et la Reine vous enverra probablement, sur chaque chose, de fort longs détails, dont je vous épargne la redite.

Le concert a été, en dépit des pronostics contraires, une fort belle solennité, plus artistique que musicale, mais c’est ce qu’il fallait. La revue des tirailleurs a eu, aussi, beaucoup d’effet ; tout l’honneur en revient à votre arme de prédilection, à l’infanterie, qui a mis là une partie de son élite ; mais Mgr le Duc d’Orléans en a tiré un grand parti ; aussi montre-t-il à cette troupe une affection presque paternelle. Il a un esprit trop éclairé pour permettre qu’elle devienne exclusive. J’ai fait à vos anciens professeurs et à vos camarades les honneurs de votre appartement, le 2 mai, pendant le feu d’artifice. Je n’ai pas besoin de vous dire, mon cher Prince, que votre souvenir et votre nom étaient dans toutes les bouches ; on était chez vous, on n’avait pas grand mérite à penser à vous ; mais, hors de chez vous, on y pense aussi ; vous avez laissé un renom excellent, et ce qui transpire jusqu’ici de votre belle conduite en Afrique ne fait qu’y ajouter. Mais on vous aime aussi, ce qui, pour les princes, est plus difficile encore que d’être estimé. Le souvenir qu’on vous garde est, je le vois bien, tout empreint d’affection et, en vous le disant, ce n’est pas une flatterie que je vous adresse : elle serait bien gauche sous ma plume ; c’est un légitime plaisir que je veux vous faire, sûr que cette certitude d’être aimé se mêlera agréablement pour vous aux rigueurs et aux dangers de votre existence africaine. Je suis d’ailleurs positivement chargé par tous ceux que j’ai réunis chez vous de vous transmettre leurs vœux, et l’expression de leur ancien dévouement ; c’est une mission à laquelle je n’ai pas voulu manquer.


Vendredi 21 mai.

J’ignore tout à fait, mon cher Prince, où cette lettre vous trouvera… La princesse Clémentine a bien voulu me communiquer, il y a trois jours, une copie qu’elle a fait faire de votre journal pendant la première campagne sur Médéah ; mais cette lecture, qui a pour moi un vif intérêt par l’affection que je vous porte, et par le mérite d’un style à la fois naïf et ferme, cette lecture ne m’a rien appris du présent ni de l’avenir. Si vous voulez, des fêtes de Chantilly, un récit que j’ai essayé de rendre exact, lisez le Journal des Débats du mercredi 19 mai ; je ne pourrais vous en dire davantage. J’ai voulu répondre à l’aimable bienveillance du Prince royal, qui, évidemment, m’avait invité à votre intention, et j’y suis allé les deux derniers jours. Le Prince y avait déployé une magnificence toute royale. L’affluence était grande. Le temps a été superbe. Il est impossible d’avoir plus de bonheur. Cela me rappelait qu’un an auparavant, et dans une circonstance bien autrement grave, votre aîné avait encore retrouvé sa bonne étoile au passage du col ; c’était, je crois, jour pour jour. Ce rapprochement entre des fêtes si brillantes et une expédition si périlleuse était dans l’esprit de tout le monde. Mais un autre contraste diminuait la joie de celui-là : c’était de vous savoir exposé à tous les dangers, couchant sur la dure, et souvent privé de tout, comme le témoigne votre journal, pendant qu’on faisait ripaille chez vous et qu’on tirait des fusées en l’honneur des quadrupèdes. Cette pensée était celle de votre excellent frère ; je l’ai surprise plus d’une fois sur son visage ; mais le vin était tiré, comme on dit, il fallait le boire. Du reste, votre domaine a été dignement fêté. Rien n’a manqué à l’éclat de cette réunion fashionable et populaire. Voilà Paris qui sait le chemin de Chantilly. Si vous voulez vous en faire une retraite, il est temps de couper court aux habitudes que Paris va prendre. Quant à moi, je ne sais rien de plus royal et de plus politique, par le temps qui court, que de faire participer la société et la foule aux jouissances qu’il est permis de se procurer avec de l’argent, quand on est prince. Aux particuliers seuls, la réclusion est permise, et elle ne les honore pas toujours, car ce qu’il y a de plus difficile à gouverner au monde, c’est la solitude. Je crois que, dans la vie des princes, il y a temps pour tout, et que c’est ce mélange de la vie publique et de la vie privée qui les fait heureux et grands, l’un et l’autre…


Paris, 18 juin 1841.

J’ai à régler avec vous, mon cher Prince, un assez long arriéré. Quand vous êtes revenu de votre campagne sur Boghar et Thaza, vous avez dû trouver trois lettres de moi qui vous attendaient à Alger. Si je ne vous ai pas écrit les vendredis suivans, c’est par suite d’une discrétion qui a peut-être mal calculé, mais qui était, à coup sûr, irréprochable. J’ai craint que tant de lettres à lire le jour même où vous reviendriez de l’expédition ne fussent pour vous une véritable fatigue, au moment où vous auriez tant besoin de repos, et j’ai mieux aimé laissé passer quelques courriers sans vous occuper de moi, me privant ainsi volontairement du plus grand plaisir que je puisse avoir depuis votre départ, celui de vous écrire. Mais, aujourd’hui, je reprends mon droit, d’autant que je me suis tout à fait trompé dans mon calcul. Je pensais que vous ne reviendriez à Alger que du 15 au 20 juin, et vous y étiez de retour le 2. Je me reprocherais d’autant plus cette interruption de ma correspondance, si elle n’avait eu lieu à bonne intention, que j’avais à vous féliciter du nouveau grade que vous avez obtenu[13]. Les félicitations ne vous auront pas fait faute ; mais, si je vous connais bien, les miennes vous auront manqué. Recevez-les donc, d’autant plus vives qu’elles ont plus attendu pour vous parvenir. Vous savez mon opinion sur l’inconvénient d’une initiation trop précoce aux devoirs et aux émotions de la vie militaire. Mais je dois vous avouer que, si quelque chose au monde pouvait diminuer, en moi, le regret d’avoir vu interrompre la belle et éclatante carrière de développement intellectuel que votre première éducation vous avait ouverte, c’est la manière dont vous avez abordé celle où vous avez été lancé à l’aventure. Vous y êtes entré en homme plus qu’en enfant. Toutes vos lettres et vos journaux surtout témoignent des dispositions sérieuses que vous y avez apportées. Je vous remercie d’avoir voulu qu’ils me fussent communiqués. J’y ai vu que vous étiez resté humain en présence de ces scènes d’inévitable et abominable destruction, sérieux, malgré l’entraînement et l’émotion un peu superficielle de la vie militante, fils et frère excellent, et j’ai vu aussi, à votre style, si négligé qu’il soit bien souvent, que vous aviez, du moins, conservé les bonnes traditions du Collège et que vous n’aviez pas, comme tant d’autres, laissé votre esprit dans les bagages de l’arrière-garde. Je vous en félicite. Votre nouveau grade vous impose une responsabilité plus grande et vous met désormais sur le premier plan. Vous allez être en spectacle à tous, et partout. Vous êtes chef de corps. Bientôt vous n’aurez plus, hiérarchiquement, de compte à rendre qu’au ministre. Mais, moralement, vous êtes comptable envers l’opinion, qui vous voit arriver sans défiance, mais non sans quelque émotion secrète, à un commandement si important. Je ne parle pas des ennemis politiques de votre famille, qui accuseront votre jeunesse : vous avez le droit de ne tenir aucun compte de leurs attaques. Mais vos meilleurs amis seront les premiers à vous recommander la circonspection, la prudence, l’emploi mesuré et bienveillant de l’autorité qui vous est confiée. J’ajouterai, moi, que, comme colonel, vous ne devez que justice et surveillance exacte, intelligente et sévère à vos subordonnés ; comme prince, comme fils d’un roi que les inimitiés politiques s’efforcent incessamment de déprécier et d’affaiblir, vous leur devez expansion, générosité, protection active, secourable, souvent magnifique, car vous n’êtes pas un colonel ordinaire. Vous devez faire aimer et considérer en vous la royauté, qui, seule, a eu la puissance d’élever votre jeunesse et votre inexpérience à l’honneur qui vous est accordé de commander à des hommes, à l’âge où tout le monde obéit. Si on n’aperçoit pas en vous quelque trace de cette investiture, si on ne voit pas briller autour de votre tête quelques-uns des rayons de la royauté, tout votre mérite ne vous tiendra pas lieu de ce qui vous manque et de ce que rien ne remplace, la maturité !

Soyez donc prince, mon cher colonel, prince par le cœur, prince par la bienfaisance, prince par une représentation sagement conçue et toujours noble ; rappelez-vous les Soirées de Vincennes ; enchérissez, s’il est possible, sur la distinction qui donnait alors tant de prix à votre hospitalité militaire. Ne soyez familier qu’avec les faibles et les malheureux, de cette familiarité que le cœur inspire et que l’esprit tempère. Mais tenez à distance respectueuse tous ceux que le grade rapproche de vous, tous ceux, surtout, qui n’auraient d’autre titre à franchir cette distance que la légèreté, l’inconséquence ou la servilité. J’abuse peut-être un peu, à mon tour, mon cher Prince, de la distance physique qui nous sépare en ce moment. Aussi, j’abrège pour que vous acheviez de me lire. Mes conseils ressemblent à un radotage, car je vous les ai donnés déjà sous toutes les formes ; mais ils emprunteront quelque valeur de la circonstance et du lieu où vous les lirez ; c’est ce qui m’a encouragé à vous en adresser cette nouvelle édition…

Vous lirez dans les journaux le discours prononcé par Victor Hugo pour sa réception à l’Académie, et la réponse de M. De Salvandy. Vous m’en direz votre avis, si vous avez le temps. Peut-être préjugez-vous facilement le mien. Aussi, pour ne pas déflorer vos impressions, je vous l’épargne. La présence du Prince royal et des princesses à cette solennité a été d’un effet excellent. C’est un précédent que vous n’oublierez pas, j’en suis bien sûr. Nous sommes une nation militaire et nous aimons à voir des princes mêlés, sur le champ de bataille, à nos soldats ; mais nous sommes aussi une nation littéraire, et il nous plaît de voir que les chefs du pays s’intéressent aux travaux et aux succès de nos gens de lettres. Nos armes ne sont pas une puissance plus redoutable et plus étendue que notre esprit. Cette double force est inséparable. Pourquoi donner tout à l’une et rien à l’autre ? Pourquoi laisser en dehors de son action et de son influence la portion la plus active et la plus influente de notre généreuse population ? Telles sont les questions que je me fais depuis longtemps. N’allez pas, mon cher Prince, tes trouver indiscrètes. Victor Hugo veut être pair de France, c’était une transition pour vous parler de lui ; je l’ai oubliée ; mais le fait vaut la peine d’être raconté. Non que je blâme Victor Hugo de cette prétention, mais c’est trop tôt.

Merci, grand merci de votre lettre du 6 juin. Vos félicitations me sont allées au cœur ; je les ai lues à ma femme, qui en a été touchée et qui vous remercie non moins vivement par mon organe. De Calonne (Ernest) a fait, au Bois de Boulogne, une si effroyable chute de cheval, que l’animal en est mort et que le cavalier est, pour quelque temps, perclus de tous ses membres.

Adieu, mon cher Prince, j’ai fait des vœux bien sincères pour la réussite de votre convoi : j’en fais de non moins vifs pour votre retour en France ; je comprends cependant les motifs qui vous retiendront quelque temps en Afrique ; je n’ai pas une affection assez aveugle pour y sacrifier votre intérêt. Votre intérêt est que le régiment vous ait vu à l’œuvre, ait confiance en vous, et vous aime. Quelques mois de plus en Afrique pour arriver à ces résultats, ce n’est pas trop. Puisse seulement l’épreuve ne pas être trop longue !


Paris, vendredi 25 juin 1841.

Nous en sommes, mon cher Prince, à vos lettres datées du plateau des Réguliers, et qui nous ont causé un vif plaisir. La Reine a bien voulu me communiquer celle que vous lui avez écrite, et je suis donc parfaitement au courant de tout ce qui vous concerne jusqu’à cette époque. Jamin m’a également donné des détails très intéressans sur votre courte expédition, et je n’en ai pas seul profité. Le Roi, la Reine, les ont lus avec empressement et bonheur. Ce qui ne doit pas empêcher votre fidèle Achate de continuer à m’écrire au courant de sa plume, aussi aimable que facile ; mais, ce qui doit, au contraire, l’encourager dans la complaisance qu’il me montre et dont je lui sais si bon gré. Toutes nos pensées sont tournées de votre côté, et il nous tarde bien que vous leur donniez moins de chemin à faire et moins de soucis à entretenir. Si j’en crois ce que j’entends à Neuilly, votre ré tour en France ne serait plus très éloigné. On pense qu’après avoir guerroyé un grand mois avec un régiment aussi éprouvé que le vôtre, éprouvé vous-même comme vous l’êtes, vous n’aurez rien de mieux à faire que revenir à Paris ; et c’est bien mon avis, toute impatience à part. Quand on se bat, je trouve que votre place est sur le champ de bataille ; mais, quand on se repose, votre place est partout. C’est à vous de choisir et de consulter ce qui convient le mieux aux hommes que vous commandez. Consultez (moralement) le régiment qui vous est confié, et demandez-vous s’ils n’ont pas gagné de rentrer en France à leur tour, et si, vous-même, vous n’y avez pas quelques droits, après six mois d’une vie si dure et si périlleuse ? Je sais d’ailleurs que vous vous soumettez aux décisions d’en haut, et je vois, je ne vous le cache pas, une disposition très prononcée de rappeler en France le 17e léger. Vous aurez encore une belle mission à remplir : le gouvernement d’un régiment, tout entier réuni dans la même garnison, est l’occupation d’un homme fait. Il y a énormément de bien à accomplir ; vous le savez mieux que moi ; revenez-nous donc ; vous serez précédé ici par une très bonne renommée, et vous y aurez une excellente position, qui est votre ouvrage…


Vendredi 9 juillet.

Mes pressentimens ne m’avaient pas trompé ; vous avez été malade, et bien malade ; les dernières nouvelles, tout en nous rassurant sur les suites de la sérieuse atteinte dont vous avez souffert, nous ont appris tout ce que le passé a eu de grave et d’inquiétant. J’ai tout lu avec une émotion que vous vous figurez sans peine, et vous croirez aussi que j’ai éprouvé un bien amer regret, à la pensée que j’étais si loin de vous quand ma présence aurait pu vous être utile et mes soins vous soulager. Je sais par quelle admirable sollicitude mon dévouement était remplacé. Mais il y a une affection que rien ne remplace, c’est celle qui dure depuis quatorze ans, et qui ne vous avait pas quitté depuis votre enfance jusqu’à cette triste épreuve par laquelle vous venez de passer, et dont j’aurais aimé à diminuer la violence au prix de ma santé et même de ma vie. J’ai demandé à vous aller rejoindre, je le demande encore ; la Reine m’a objecté d’abord l’inconvénient de donner à croire que vous étiez très malade ; aujourd’hui c’est votre retour probable et prochain qu’on m’oppose… Tantôt c’est votre régiment qui doit revenir ; tantôt c’est vous qui devez précéder en France votre régiment. Mardi, Mgr le Duc d’Orléans, qui ne laisse pas passer une soirée sans m’entretenir de vous avec une chaleur d’amitié et de souvenir vraiment touchante ; mardi, Son Altesse Royale me dit que votre régiment reviendrait à la fin d’août et que cela reportait votre retour à Paris à la fin d’octobre. Le lendemain, la Reine voulut bien me dire que le rappel du régiment serait plus rapproché…


Paris, 16 juillet 1841.

Votre lettre du 5 juillet m’a fait un double plaisir, mon cher Prince, car j’y ai vu une preuve de votre rétablissement complet, et un nouveau témoignage de votre amitié pour moi. Je vous en remercie de tout mon cœur ; mais ce plaisir n’a pas été pour moi seul : la Reine est si avide de nouvelles en tout ce qui vous touche, que j’ai l’habitude, depuis votre maladie, de lui communiquer tout ce qui m’arrive. A plus forte raison lui devais-je cette communication à propos d’une lettre de vous, si bien écrite, si pleine de sens, et qui annonçait un si parfait équilibre de l’âme et du corps, c’est-à-dire la santé. Elle a lu au Roi la partie de cette lettre où vous m’entretenez de vos lectures, et Sa Majesté en a été ravie, mais pas plus que moi, j’ai le droit de le dire. Savoir que vous cultivez cette belle et noble intelligence qui est votre lot, et qui sera, un jour, votre force, est pour moi un grand bonheur. J’aime surtout à vous voir mêler ces sérieuses et profitables études aux travaux et aux distractions de votre état, car cela prouve que vous exercez un véritable empire sur vous-même. Je sais bien que Molière, Chateaubriand, Lamartine, Augustin Thierry, n’ont été introduits près de vous que pour charmer les ennuis d’une convalescence ; mais qu’importe à quel titre ils sont entrés ? Vous les avez appelés, cela seul vous honore. Vous pouviez lire de mauvais romans, vous avez préféré de bons livres, et puis vous leur saurez gré du soulagement qu’ils auront apporté à votre ennui, et vous y reviendrez.

J’accepte comme un engagement que vous avez pris avec vous-même ce que vous m’écrivez du retour de votre esprit aux idées et aux études sérieuses, et j’y crois d’autant plus que toute votre correspondance (lettres ou journal) porte l’empreinte de ces dispositions. Vous avez fait, d’ailleurs, ne vous y trompez pas, un métier sérieux. Ces quatre mois vaudront pour vous plus d’une année. Si cette expérience a augmenté votre estime pour notre armée et votre dévouement au bien-être de nos soldats, elle aura servi aussi à vous faire voir la guerre par un côté qui diminuera, je l’espère, l’enthousiasme juvénile et un peu physique que vous aviez pour tout ce qui se rattache à cette cruelle nécessité. Vous n’en serez ni moins brave, ni moins dévoué, ni moins habile ; mais vous comprendrez mieux ce qu’il y a de grave dans un pareil jeu. Pour nos anciennes races chevaleresques, dont vous avez tout l’élan et toute l’audace, la guerre était un tournoi perpétuel, et l’important était d’y figurer avec grâce. Aujourd’hui que tout le monde fait la guerre et y commande, nobles et vilains, quand il faut faire la guerre, c’est devenu une besogne sérieuse, l’accomplissement d’un devoir rigoureux et difficile, une carrière où la raison a plus de part que l’enjouement, une rude école, où les lumières ne sont pas moins nécessaires à l’esprit que le courage au cœur. Vous comprenez tout cela, mon bien cher Prince, si j’en crois la lettre que Vous m’avez écrite, et j’y crois, car voire plume ne trompe pas. Aussi, j’abrège : il ne faut pas que je prenne la place de tous ces bons livres auxquels vous avez donné droit d’asile à votre chevet… Vous savez que la dépêche annonçant votre rétablissement définitif est arrivée le 10 juillet à Neuilly, à dîner, au moment où toute l’assistance était levée pour boire à la santé de la Reine. On a doublé le toast à votre intention. Le Roi et la Reine m’ont fait l’honneur de se tourner vers moi, pour me féliciter. La dépêche disait que vous partiez pour Douera : cela seul mêlait quelques nuages à l’allégresse générale ; mais les lettres arrivées mercredi ont rectifié cette nouvelle. Il est bien évident aujourd’hui que vous restez à Alger et que vous n’en sortirez que pour monter sur le steam-boat qui vous ramènera en France avec votre cher 47e, comme vous l’appelez, et comme nous l’appelons tous. À ce propos, Mgr le Duc d’Orléans a dû vous faire savoir qu’il désirait qu’un beau retour fût préparé au régiment pendant son voyage sur Paris. Il a bien voulu m’entretenir plusieurs fois de ses intentions à ce sujet. Son Altesse Royale désire que, dans toutes les villes où vous vous arrêterez, vous traitiez les corps d’officiers qui, vraisemblablement, iront au-devant de vous. Il n’y a pas une autre manière de recevoir le 17e, que d’envoyer partout la garnison des villes au-devant de lui. Il a trop bien servi la cause de la France en Algérie pour qu’on ne trouve pas naturel l’empressement dont son retour sera l’objet. Il faut honorer l’armée d’Afrique tout entière, dans sa personne. Vous serez compris dans la reconnaissance publique ; vous y avez droit, non pas au même degré que le 17e, mais pour une part honorable, à cause du dévouement calme, patient, intelligent et courageux que vous avez montré depuis quatre mois, et auquel tout le monde rend justice.

J’espère donc que vous serez à Toulon ou à Marseille dans la première quinzaine d’août ; j’y arriverai quelques jours avant vous, et j’y ferai vos logemens, j’y recevrai vos instructions, et ensuite je vous précéderai partout sur la route, pour faire exécuter vos ordres, préparer les repas de corps, en un mot, vous rendre les services civils qui sont de ma compétence. J’attendrai, du reste, pour me mettre en mouvement, que vous me le fassiez dire ; le Prince royal m’en exprimait le désir avant-hier ; néanmoins, j’attendrai.

Quant à l’offre toute gracieuse que vous me faites, je ne désire rien ; mais tout souvenir de vous me sera cher. Réservez seulement, pour ceux qui vous aiment moins que moi, les cadeaux dispendieux et les souvenirs magnifiques…


Paris, vendredi 23 juillet 1841.

C’est tout à fait au hasard que je vous écris, mon cher Prince, car je ne sais en vérité où vous trouvera cette lettre ; mais j’espère que ce ne sera pas en Afrique. Hier, le Roi a annoncé au salon que l’ordre de rappel de votre régiment était parti le 17 de ce mois. Je m’attends donc, chaque jour, à être délicieusement réveillé par la nouvelle de votre retour. Les navires qui vont vous chercher, en les supposant mauvais marcheurs, seront pourtant facilement rendus à Alger avant le 25. Il se passera deux ou trois jours avant votre embarquement complet, une huitaine avant votre arrivée à Toulon ; tout cela nous conduit aux premiers jours d’août. J’ai donc raison d’espérer que vous ne recevrez pas cette lettre à Alger ; mais alors, quand elle vous parviendra, tous ces calculs de notre impatience vous paraîtront bien fastidieux et je les abrège, si toutefois vous ne les trouvez pas déjà horriblement longs.

Adieu, mon cher Prince, où que vous soyez, recevez mes félicitations.

Appelez-moi à vous, et j’accours au premier mot. Je vous remercie bien sincèrement de votre dernière lettre ; ces témoignages de votre amitié me touchent jusqu’au fond du cœur, et je vous sais un gré infini de les avoir ainsi multipliés, car j’en suis avide. Adieu. Les camarades et professeurs vous remercient de votre souvenir. Vous savez que Gachon a débuté dans la critique par un article dans la Revue de Paris. C’est spirituel et sensé.

Le général Bedeau a dîné hier aux Tuileries ; il ne tarit pas sur votre compte. Aussi a-t-on grand plaisir à l’écouter.


Marseille, dimanche 8 août 1841.

Bonjour, mon cher Prince ; j’espère que vous vous portez bien, que vous avez un bon gîte, que vous n’avez pas trop souffert de la chaleur, et que vous avez trouvé partout un écho des applaudissemens de Marseille[14]. J’ai vu hier Méry, qui n’en revient pas que vous lui ayez si nettement parlé de Montluc et du Connétable ; vous avez eu auprès de lui un succès d’esprit ; rappelez-vous que, lorsqu’on montre son esprit aux gens de lettres, c’est comme si on confessait le leur, et ils vous en savent un gré infini. J’ai visité hier la Bibliothèque, qui est fort belle, et le Musée, qui est pauvre. J’ai dîné avec Saint-Jean à l’hôtel, et je suis allé voir ensuite un mélodrame qui a grand succès à Paris, et qui est très bien joué ici : la Grâce de Dieu. Cela m’a fort ennuyé. Cependant les femmes, et surtout celles qui sont sensibles par état, pleuraient à chaudes larmes. Demain je pars pour Avignon ; j’imagine que c’est là que le Duc de Montpensier vous aura rejoint, s’il doit vous rejoindre, comme la Reine vous la sans doute écrit.


Paris, dimanche 5 septembre 1841.

Mon cher Prince,

M. le Duc d’Orléans m’a chargé de vous envoyer le programme de votre entrée dans Paris ; en voici les principales dispositions : à Port-à-l’Anglais, à une petite demi-lieue de Paris, vous passez le pont de la Seine, et ensuite celui de la Marne, à Charenton ; vous descendez le faubourg Saint-Antoine, vous suivez toute la ligne des boulevards et vous arrivez par la rue de la Paix et le rue de Rivoli dans la cour des Tuileries, où Sa Majesté vous passe en revue. Ensuite, vous vous dirigez sur Courbevoie ; mais, à la hauteur de Neuilly, votre régiment est invité à se rafraîchir, et vous entrez dans le grand parc où un banquet de quatre mille couverts vous attend. Le Roi, la Reine, et la famille royale tout entière en feront les honneurs. Deux toasts seront portés : par le maréchal Soult au Roi ; par le Roi à l’armée d’Afrique.

Tel est le prospectus dont je suis chargé de vous donner communication. On a, suivant moi, très judicieusement choisi le lundi pour votre arrivée à Paris ; le dimanche, les boutiques ne sont pas ouvertes ; Paris a un air de solitude et d’abandon : on court aux champs et à la barrière ; la ville n’a pas cette physionomie animée et occupée qui assaisonne si bien une démonstration populaire. Du reste, l’autorité ne paraîtra pas[15] ; on abandonnera le peuple à ses bons instincts ; j’ai insisté fortement là-dessus, voyant que cela avait réussi partout.

Je viens de recevoir la lettre de Jamin, datée d’Auxerre ; je vais la communiquer à la Reine ; veuillez l’en remercier pour moi ; le temps me manque pour lui répondre, parce que je veux assister à la revue du 2e léger, et voir, par mes yeux, si le régiment est aussi bien ficelé que le vôtre. Je vous félicite de la continuation de vos succès. Mme de B… a dû être très flattée que vous ayez fait exception pour elle à la règle que vous vous étiez imposée très prudemment de ne pas danser pendant le cours de votre voyage. Mais les frais magnifiques que la Préfecture a faits pour vous recevoir, et dont j’ai vu un assez beau commencement à mon passage, valaient bien cette exception. C… m’avait aussi prévenu du désir qu’il avait de vous recevoir, et j’étais bien sûr que vous seriez content de lui. Adieu.

  1. Notice sur M. Cuvillier-Fleury, Journal des Débats, 20 décembre 1888.
  2. M. le Duc d’Aumale était alors dans sa quinzième année. Élève du Collège Henri IV, il venait de remporter le premier prix d’histoire au Concours général.
    Ce prix est rappelé dans une lettre qu’en 1855 M. Duruy écrivait à M. Cuvillier-Fleury en lui envoyant son Histoire des Grecs :
    3 décembre 1855.
    Monsieur,
    Voici un ouvrage qui n’est guère dans le goût du jour, grâce au discrédit dans lequel sont tombés ces pauvres Grecs qu’autrefois nous aimions tant. Mais mon métier, qui me fait vivre dans le passé, m’empêche d’aimer beaucoup les choses nouvelles. Permettez-moi de vous l’offrir, comme un souvenir du temps où j’eus l’honneur de vous connaître et où j’enseignais ces choses à des élèves qui me sont restés bien chers.
    En relisant les épreuves du règne de Philippe de Macédoine, je me suis souvenu que Mgr le Duc d’Aumale avait eu, sur cette question, un succès au Concours général, où certaines parties de sa composition avaient été fort remarquées. Son Altesse Royale me permettra-t-elle de lui offrir ce livre, qui lui rappellera sa première victoire de collège ?
    Veuillez, Monsieur, à l’occasion, transmettre au Prince l’expression de mon respectueux attachement, et agréer pour vous-même J’assurance de mes sentimens de haute considération.
    V. DURUY.
  3. M. Barbier, le père de Jules Barbier et l’auteur dramatique, l’un des condisciples du Prince.
  4. Les lettres ainsi envoyées au Journal des Débats, et publiées par lui en 1837, ont été recueillies dans le volume Voyages et Voyageurs. Paris, 1856, Michel Lévy.
  5. Mme la comtesse de Sainte-Aldegonde.
  6. La restauration du château d’Amboise a été terminée par M. le Comte de Paris et ensuite par M. le Duc d’Aumale ; dans le château est un hospice que desservent les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul et qui a été inauguré en 1902 sous le nom d’Hospice d’Enghien et d’Orléans.
  7. Pendant les vacances de 1838, M. le Duc d’Aumale était au château de Randan chez sa tante, Mme la princesse Adélaïde d’Orléans. La réponse du jeune prince au reproche de son précepteur a été publiée au tome II du Journal de Cuvillier-Fleury, p. 238. Elle y est inexactement datée du 21 mars : c’est septembre qu’il faut lire.
  8. A l’occasion de cette première campagne, les états de service de M. le Duc d’Aumale portent la mention suivante : « Campagnes : 1840, à l’armée d’Afrique. Expédition de Médéah. — Cité à l’ordre de l’armée : 1° Pour sa conduite au combat de l’Affroun (27 avril) ; 2° Pour sa conduite à la prise du col de Mouzaïa (12 mai), où il donna son cheval au colonel Gueswiller et marcha à pied avec les grenadiers du 23e. »
    Voici comment ce dernier fait est raconté dans le rapport officiel du colonel Gueswiller au général comte d’Houdetot, commandant la brigade à laquelle appartenait le 23e de ligne :
    Col de Teniah, 13 mai 1840.
    En terminant ce rapport, je ne puis passer sous silence, mon général, une circonstance qui m’est personnelle et dont je conserverai un éternel souvenir. Arrivé au pied du col, excédé de fatigue et hors d’haleine par une course rapide à travers des chemins rocailleux et à pic où j’avais dû suivre souvent mes tirailleurs, j’étais sur le point de renoncer à l’honneur d’arriver à la tête de mon régiment sur les retranchemens ennemis, lorsque Mgr le Duc d’Aumale, en avant de mes grenadiers et aux côtés de S. A. R. Mgr le Duc d’Orléans, m’aperçut dans cet état d’anxiété, descendit de cheval, et me força de monter à sa place : « J’ai de bonnes « jambes, colonel, me dit-il, et je ne perdrai pas un pouce de terrain. » Le jeune prince tint parole, et arriva un des premiers sur la position but de nos efforts.
    Le colonel du 23e de ligne, GUESWILLER.
    Quant au premier fait d’armes, celui de l’Affroun, il a été rappelé dans la Correspondance de M. le Duc d’Aumale et de M. Cuvillier-Fleury, en 1860, à la suite d’un article de M. le vicomte de Noé publié par la Revue des Deux Mondes du 15 mars 1860.
    Cuvillier-Fleury au Prince, 21 mars 1860.
    Avez-vous lu l’article du vicomte de Noé sur la cavalerie légère ? il est plein de bienveillance et d’inexactitudes. N’est-il pas vrai que le Pékin qui a chargé avec vous à l’Affroun était Plichon, et non un notaire quelconque d’Alger ? N’est-il pas vrai aussi que le Duc d’Orléans n’était pas avec vous dans cette charge, et, qu’au contraire, il vous a grondé de l’entraînement auquel vous vous étiez livré, sans pourtant vous faire passer par les armes, comme autrefois le dictateur Manlius ? — Ainsi, pour des faits dont celui qui les raconte a été témoin, où il a été acteur, voilà la vérité que comporte l’histoire, après vingt ans !
    Réponse du 22 mars. C’est bien Plichon qui a manqué avoir la tête coupée en 1840 : sa selle avait tourné, et, avec un bras de moins, il ne lui était pas facile de la remettre ; je ne sais comment les chasseurs ont pu le dégager. J’ai chargé avec la cavalerie à l’Affroun, en portant un ordre de mon frère ; il m’a grondé d’abord ; mais j’étais dans mon droit. Il m’avait cru tué parce qu’il avait vu revenir un cheval, sans cavalier, qui était du même poil que le mien, et garni de même ; ce cheval était celui de Ménardeau, que Noé nomme, et que j’avais vu tuer à quelques pas de moi, d’un coup de pistolet ; du reste, l’article est bien.
    C’est à la suite de cette expédition de 1840 que M. le Duc d’Aumale fut nommé chevalier de la Légion d’honneur ; voici la lettre par laquelle le maréchal Valée, gouverneur général de l’Algérie, demandait pour le Prince cette distinction.
    Sire,
    Je prie Votre Majesté de me permettre de lui faire connaître la belle conduite de Mgr le Duc d’Aumale pendant la longue expédition à laquelle il vient de prendre part. Ce jeune prince, qui paraissait à l’armée pour la première fois, s’est constamment fait remarquer par son ardeur et son courage. Il a couru, dans plusieurs occasions, les plus grands périls en marchant aux premiers rangs de nos soldats, et sa bienveillance pour tous lui a concilié l’affection et le dévouement des troupes. L’armée serait heureuse de lui voir obtenir la décoration de chevalier de la Légion d’honneur, qu’il a méritée par ses services personnels. Cette faveur, Sire, lui ferait prendre rang à côté de ses frères d’armes dans l’ordre dont sa naissance l’appelle à porter le Grand cordon, mais dont Votre Majesté a voulu que les Princes ses fils méritassent le premier grade en servant dans les rangs de ses armées.
    J’ose espérer, Sire, que Votre Majesté daignera accueillir avec bienveillance la demande que je lui adresse, et qu’Elle me pardonnera de n’avoir pas suivi les formes ordinaires dans cette circonstance tout exceptionnelle.
    Je suis, avec respect, etc.
    Maréchal VALEE.
  9. M. le Duc d’Aumale avait quitté le collège Henri IV au mois d’août 1839, sa rhétorique terminée ; il avait été incorporé aussitôt au 4e régiment d’infanterie légère ; c’est cette entrée immédiate dans la vie militaire active, et l’interruption des études qui en était la conséquence, que regrettait M. Cuvillier-Fleury ; se remettre au travail après la première campagne d’Afrique, c’est ce qu’il appelait « rentrer dans la bonne voie. »
  10. M. le Duc d’Aumale avait passé la fin de l’année 1840 à Vincennes, « détaché au commandement de l’école spéciale de tir pour l’instruction des chasseurs à pied. » Promu, en février 1841, lieutenant-colonel au 24e de ligne, il partait, au mois de mars, pour faire sa deuxième campagne d’Afrique sous les ordres du général Bugeaud, auquel il écrivait, le 25 février 1841 :
    « Mon Général,
    « Le Roi m’ayant désigné pour remplir un emploi de mon grade vacant au 24e régiment de ligne, je vais me rendre en Afrique pour rejoindre mon corps, et j’y resterai longtemps, je l’espère.
    « J’ai tenu à vous dire moi-même, et le plus tôt possible, combien j’étais heureux et fier de servir sous les ordres d’un chef aussi distingué que vous, et que je ferai de mon mieux pour mériter votre estime, pour justifier l’honneur qui m’est fait.
    « Je vous prierai, mon Général, de ne m’épargner ni fatigues, ni quoi que ce soit ; je suis jeune et robuste, et, en vrai cadet de Gascogne, il faut que je gagne mes éperons ; je ne vous demande qu’une chose, c’est de ne pas oublier le régiment du Duc d’Aumale quand il y aura des coups à recevoir et à donner.
    « Agréez, mon Général, l’assurance de mon respect.
    HENRI D’ORLEANS.
    « Vous ne voulez pas être ménagé, mon Prince, — répondait le Général. — Je n’en eus jamais la pensée ; je vous ferai votre juste part de fatigues et de danger : vous saurez vous-même vous faire votre part de gloire. »
  11. Toast du Duc d’Aumale au 24e de ligne, à Alger : « Au brave colonel Gentil ! Au coq blessé du 24e ! Puisse-t-il recevoir encore d’autres blessures ! Il trouvera assez de bras forts pour le soutenir, assez de cœurs généreux pour le défendre ! »
  12. M. Cuvillier-Fleury a pu se rappeler cela quand il entendit, à Trianon, le Président du Conseil de guerre dire au maréchal Bazaine « Il restait la France ! »
  13. Le 26 mai 1841, le Prince était nommé colonel au 17e léger. Ses états de services portent : « 1841, à l’armée d’Afrique. Ravitaillemens de Médéah et de Milianah. Expéditions de Boghar et Thaza. Cité à l’ordre de l’armée pour sa conduite aux combats des 3 et 4 avril, 2, 3 et 5 mai. »
  14. M. le Duc d’Aumale, rentre en France, ramenait à Paris le 17e régiment d’infanterie légère.
  15. Elle parut si peu que, rue du Faubourg-Saint-Antoine, un homme put s’approcher du régiment et tirer un coup de pistolet sur le Duc d’Aumale. La balle frappa au cou le cheval du lieutenant-colonel. La condamnation à mort prononcée par la Cour des Pairs contre l’auteur de cet attentat, Quénisset fut commuée par la clémence royale.
    Une lettre adressée en 1841 par le Duc d’Aumale à un de ses amis de collège, et qui nous est communiquée, donne, sur cette campagne de 1841 et sur le retour du 17e léger, des détails qu’on ne lira pas sans intérêt :
    Courbevoie, 18 septembre 1841.
    Voici la troisième lettre à toi adressée que je commence, mon cher ami ; espérons que je pourrai la mener à fin. Tu dois me trouver bien inexact et bien négligent ; pourtant, je te proteste que je suis innocent ; j’ai reçu ta première lettre à Auxerre ; la seconde à Montereau ; il m’était impossible de répondre en route et, depuis mon arrivée, j’ai été exclusivement occupé de pourvoir aux premiers besoins de mon régiment, encore sous le coup de sa misère africaine, ou de voir un peu ma famille. Enfin, maintenant, mes hommes sont tous bien couchés, bien nourris, passablement vêtus ; j’ai causé avec tous les miens, et je trouve un moment pour m’entretenir un peu avec mon bon, mon cher ami, qu’il me tarde tant de revoir.
    Je t’ai quitté, si je ne me trompe, au mois de janvier ; depuis lors, je t’ai écrit trois fois au Havre sans recevoir de réponse, une fois aux colonies, avant de quitter la France, et trois fois d’Afrique, ce qui n’était pas peu méritoire, avec le genre de vie que je menais. De toutes ces lettres, il parait que tu n’en as reçu qu’une ; mais du moins, mon amitié et mon zèle sont à l’abri du soupçon. Maintenant, je vais te raconter sommairement ma vie pendant cette longue séparation.
    Passé avec mon grade au 24e de ligne, j’étais le 15 mars à Alger ; quatre ou cinq jours après, nous étions en expédition. Nous n’avons pas eu de très grandes affaires ; mais j’ai beaucoup acquis militairement. Sans parler des soins que j’ai donnés constamment aux braves gens que je commandais, des précautions à prendre pour les gardes, pour les bivouacs, pour les marches, j’ai souvent été chargé, avec une poignée d’hommes, de soutenir l’arrière-garde dans de mauvais passages, serré de près par les Kbaïles, sans transport pour mes blessés ; c’étaient des positions où l’on grandit à ses propres yeux, quoiqu’on en parle peu dans les rapports, les états-majors n’y paraissant pas. J’ai eu aussi des missions plus brillantes : au combat du 3 mai, l’absence d’un officier supérieur en grade me donna le commandement de quatre bataillons et d’une position qui était la clé de la journée ; depuis, je fus chargé de ravitailler une place bloquée, et je ne m’en acquittai pas trop mal, à ce qu’on assure. La vie que je menais était très dure : le général Bugeaud avait défendu les tentes, et, quoique presque tout le monde eût éludé l’ordre, je m’y étais toujours patiemment soumis ; pendant quatre mois, je n’ai eu d’autre toit que le ciel, d’autre lit que la terre, quelquefois forcé de faire ordinaire avec mes soldats, ou de marcher à pied pendant quatorze heures consécutives dans d’effroyables défilés.
    Cependant ma santé resta longtemps parfaite ; mais, à la fin de juin, ayant été forcé de boire pendant quatre jours de l’eau qui renfermait de l’arséniure de cuivre, je fus saisi d’une fièvre dysentérique qui ne dura pas plus de quinze jours et qui n’a laissé aucune trace sur ma constitution, mais qui m’a fait endurer des souffrances que je n’aurais pas cru supporter. Au milieu de toutes ces courses, j’ai été nommé colonel du 17e léger, le plus ancien, le plus solide, le plus glorieux régiment de l’armée d’Afrique. Le moment de son retour en France étant arrivé, j’ai débarqué avec lui à Marseille, le 29 juillet. Je t’épargne le récit de mon voyage à travers la France ; depuis trois heures du matin jusqu’à midi, je faisais mon étape, et je réglais les affaires de mon régiment ; puis, nouveau maître Jacques, je prenais mon rôle de prince, je subissais les réceptions, les banquets, les bals, je répondais aux discours, je portais des toasts ; on n’imagine rien de plus fatigant. Tu sais d’ailleurs quel goût j’ai pour la représentation ; cependant j’ai constamment fait mon métier de prince et de colonel avec cette conscience que j’ai toujours apportée à l’accomplissement de mes devoirs. En récompense, on m’a salué d’un coup de pistolet pour mon arrivée à Paris. Je ne m’en plains pus ; mon orgueil en a même été plus flatté que de toutes les ovations qu’on m’a faites ; on ne cherche à tuer que ceux qui en valent la peine ; je te renvoie aux journaux pour les détails.
    Maintenant, me voici installé à Courbevoie avec mon brave régiment, que je réorganise, que je soigne comme la prunelle de mes yeux : je leur dois bien quelque attention, à ces braves gens, si modestes, si dévoués. Quand j’étais malade, ils m’ont soigné comme une mère soigne son enfant ; sur toute la route, en France, ils n’ont cessé de dire du bien de moi ; enfin, quand ils ont entendu tirer sur leur colonel, les seize cents baïonnettes qui me suivaient se sont dressées à la fois, et Dieu sait ce qui serait arrivé, si je ne m’étais empressé de les maintenir à leur rang. Je suis fort occupé ici, pas assez, pourtant, pour ne pas reprendre ma vie d’études, à laquelle je tiens beaucoup… Je vois avec plaisir que ta tête est un peu meilleure et tes dispositions plus laborieuses ; Robin a donné Montpensier les détails les plus satisfaisans sur ta santé ; es-tu grandi ?…