Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 108
108. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]
Je vous écris après la visite de madame l’intendante et une harangue très-belle. J’attends un présent, et le présent attend ma pistole. Je suis ravie de la beauté singulière de cette ville. Hier le temps fut divin, et l’endroit[1] d’où je découvris la mer, les bastides, les montagnes et la ville, est une chose étonnante ; mais surtout je suis ravie de madame de Montfuron[2] ; elle est aimable, et on l’aime sans balancer. La foule des chevaliers qui vinrent hier voir M. de Grignan à son arrivée ; des noms connus, des Saint-Hérem, etc. ; des aventuriers, des épées, des chapeaux du bel air une idée de guerre, de romans, d’embarquement, d’aventures, de chaînes, de fers, d’esclaves, de servitude, de captivité ; moi qui aime les romans, je suis transportée. M. de Marseille vint hier au soir ; nous dînons chez lui ; c’est l’affaire des deux doigts de la main. Il fait aujourd’hui un temps abominable, j’en suis triste ; nous ne verrons ni mer, ni galères, ni port. Je demande pardon à Aix, mais Marseille est bien plus joli, et plus peuplé que Paris à proportion ; il y a cent mille âmes au moins : de vous dire combien il y en a de belles, c’est ce que je n’ai pas le loisir de compter ; l’air en gros y est un peu scélérat ; et parmi tout cela je voudrais être avec vous. Je n’aime aucun lieu sans vous, et moins la Provence qu’un autre ; c’est un vol que je regretterai. Remerciez Dieu d’avoir plus de courage que moi, mais ne vous moquez pas de mes faiblesses ni de mes chaines.