Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 112

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 244-245).

112. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Époisses, mercredi 25 octobre 1673.

Je n’achevai qu’avant-hier toutes mes affaires à Bourbilly, et le même jour je vins ici, où l’on m’attendait avec quelque impatience. J’ai trouvé le maître et la maîtresse du logis avec tout le mérite que vous leur connaissez, et la comtesse (de Fiesque) qui part, et qui donne de la joie à tout un pays. J’ai mené avec moi monsieur et madame de Toulongeon, qui ne sont pas étrangers dans cette maison : il est survenu encore madame de Chatelus, et M. le marquis de Bonneval, de sorte que la compagnie est complète. Cette maison est d’une grandeur et d’une beauté surprenante ; M. de Guitaut[1] se divertit fort à la faire ajuster, et y dépense bien de l’argent : il se trouve heureux de n’avoir point d’autre dépense à faire. Je plains ceux qui ne peuvent pas se donner ce plaisir. Nous avons causé à l’infini, le maître du logis et moi ; c’est-à-dire, j’ai eu le mérite de savoir bien écouter. On passerait bien des jours dans cette maison sans s’ennuyer : vous y avez été extrêmement célébrée. Je ne crois pas que j’en pusse sortir, si on y recevait de vos nouvelles ; mais, ma fille, sans vous faire valoir ce que vous occupez dans mon cœur et dans mon souvenir, cet état d’ignorance m’est insoutenable. Je me creuse la tête à deviner ce que vous m’avez écrit, et ce qui vous est arrivé depuis trois semaines, et cette application inutile trouble fort mon repos. Je trouverai cinq ou six de vos lettres à Paris ; je ne comprends pas pourquoi M. de Coulanges ne me les a pas envoyées, je l’en avais prié. Enfin je pars demain pour prendre le chemin de Paris ; car vous vous souvenez bien que de Bourbilly on passe devant cette porte où M. de Guitaut vint nous faire un jour des civilités. Je ne serai à Paris que la veille de la Toussaint. On dit que les chemins sont déjà épouvantables dans cette province. Je ne vous parle point de la guerre : on mande qu’elle est déclarée ; d’autres, qui sont des manières de ministres, disent que c’est le chemin de la paix : voilà ce qu’un peu de temps nous apprendra. M. d’Autun (Gabriel de Roquette) est en ce pays ; ce n’est pas ici où je l’ai vu, mais il en est près, et l’on voit des gens qui ont eu le bonheur de recevoir sa bénédiction. Adieu, ma très-chère et très-aimable enfant ; je ne trouve personne qui ne s’imagine que vous avez raison de m’aimer, en voyant de quelle façon je vous aime.


  1. Guillaume de Pechpeirou-Comenge, comte de Guitaut. Il était gouverneur des îles Sainte-Marguerite, commandeur des ordres du roi ; il avait été chambellan de M. le prince de Condé, et honoré de son amitié particulière.