Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 129

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 272-276).

129. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, mercredi 24 juillet 1675.

Il fait bien chaud aujourd’hui, ma très-chère belle ; et, au lieu de m’inquiéter dans mon lit, la fantaisie m’a pris de me lever, quoiqu’il ne soit que cinq heures du matin, pour causer un peu avec vous.

Le roi arriva dimanche matin à Versailles ; la reine, madame de Montespan et toutes les dames étaient allées dès le samedi reprendre tous leurs appartements ordinaires : un moment après être arrivé, le roi alla faire ses visites ; la seule différence, c’est qu’on joue dans ces grands appartements que vous connaissez. J’en saurai davantage ce soir avant que de fermer ma lettre : ce qui fait que je suis si mal instruite de Versailles, c’est que je revins hier au soir de Pomponne, où madame de Pomponne nous avait engagés d’aller, d’Hacqueville et moi, avec tant d’empressement, que nous n’avons pu ni voulu y manquer. M. de Pomponne, en vérité, futaise denous voir : vous avez été célébrée, dans ce peu de temps, avec toute l’estime et l’amitié imaginables : nous avons fort causé ; une de nos folies a été de souhaiter de découvrir tous les dessousde cartes de toutes les choses que nous croyons voir et que nous ne voyons point, tout ce qui se passe dans les familles, où nous trouverions de la haine, de la jalousie, de la rage, du mépris, au lieu de toutes les belles choses qu’on met au-dessus du panier, et qui passent pour des vérités ; je souhaitais un cabinet tout tapissé de dessous de cartes au lieu de tableaux. Cette folie nous mena bien loin, et nous divertit fort ; nous voulions casser la tête à d’Hacqueville pour en avoir, et nous trouvions plaisant d’imaginer que, de la plupart des choses que nous croyons voir, on nous détromperait : vous pensez donc que cela est ainsi dans une telle maison ; vous pensez que l’on s’adore en cet endroit-là ; tenez, voyez : on s’y hait jusqu’à la fureur, et ainsi de tout le reste : vous pensez que la cause d’un tel événement, c’est une telle chose ; c’est le contraire : en un mot, le petit démon qui nous tirerait les rideaux nous divertirait extrêmement. Vous voyez bien, ma très-belle, qu’il faut avoir bien du loisir pour s’amuser à vous dire de teiïes bagatelles ; voilà ce que c’est que de s’éveiller matin : voilà comme fait M. de Marseille ; j’aurais fait aujourd’hui des visites aux flambeaux, si nous étions en hiver.

Vous avez donc toujours votre bise : ah ! ma fille, qu’elle est ennuyeuse ! nous avons chaud nous autres, il n’y a plus qu’en Provence où l’on ait froid. Je suis très-persuadée que notre châsse {de sainte Geneviève) a fait ce changement ; car, sans elle, nous apercevions comme vous que le procédé du soleil et des saisons était changé ; je crois que j’eusse trouvé, comme vous, que c’était la vraie raison qui nous avait précipité tous ces jours auxquels nous avions tant de regret : pour moi, mon enfant, j’en sentais une véritable tristesse comme j’ai senti toute la joie de passer les étés et les hivers avec vous ; mais quand on a le déplaisir de voir ce temps passé, et passé pour jamais, cela fait mourir : il faut mettre à la place de cette pensée l’espérance de se revoir.

J’attends un peu de frais pour me purger, et un peu de paix en Bretagne pour partir. Madame de Lavardin, madame de la Troche, M. d’Harouïs et moi, nous consultons notre voyage, et nous ne voulons pas nous aller jeter dans la fureur qui agite notre province ; elle augmente tous les jours : ces démons sont venus piller et brûler jusqu’auprès de Fougères ; c’est un peu trop près des Rochers. On a recommencé à piller un bureau à Rennes ; madame deChaulnes est à demi morte des menaces qu’on lui fait tous les jours ; on me dit hier qu’elle était arrêtée, et que même les plus sages l’ont retenue, et ont mandé à M. de Chaulnes, qui est au Fort-Louis, que si les troupes qu’il a demandées font un pas dans la province, madame de Chaulnes court risque d’être mise en pièces. Il n’est cependant que trop vrai qu’on doit envoyer des troupes, et on a raison de le faire ; car, dans l’état où sont les choses, il ne faut pas des remèdes anodins : mais ce ne serait pas une sagesse de partir avant que de voir ce qui arrivera de cet extrême désordre. On croit que la récolte pourra séparer toute cette belle assemblée ; car enfin il faut bien qu’ils ramassent leurs blés : ils sont six ou sept mille, dont le plus habile n’entend pas un mot de français. M. Boucherai me contait l’autre jour qu’un curé avait reçu devant ses paroissiens une pendule qu’on lui envoyait de France ; car c’est ainsi qu’ils disent : ils se mirent tous à crier en leur langage, que c’était la gabelle, et qu’ils le voyaient fort bien. Le curé habile leur dit sur le même ton : Point du tout, mes enfants, ce n’est point la gabelle, vous ne vous y connaissez pas, c’est le jubilé ; en même temps les voilà à genoux : que dites-vous de l’esprit fin de ces messieurs ? Quoi qu’il en soit, il faut un peu voir ce que deviendra ce tourbillon : ce n’est pas sans déplaisir que je retarde mon voyage ; il est placé et rangé comme je le désire ; il ne peut être remis dans un autre temps, sans me déranger beaucoup de desseins ; mais vous savez ma dévotion pour la Providence ; il faut toujours en revenir là, et vivre au jour la journée : mes paroles sont sages, comme vous voyez ; mais très-souvent mes pensées ne le sont pas. Vous devinez aisément qu’il y a un point où je ne puis me servir de la résignation que je prêche aux autres.

Mademoiselle d’Eaubonne fut mariée avant-hier[1]. Votre frère voudrait bien donner son guidon pour être colonel du régiment de Champagne ; M. de Grignan l’a été ; mais toutes nos bonnes têtes ne sont pas trop d’avis qu’il augmente sa dépense de quinze ou seize mille francs dans le temps où nous sommes. Il est revenu une grande quantité de monde avec le roi : le grand maître, messieurs de Soubise, Termes, Brancas, la Garde, Villars, le comte de Fiesque ; pour ce dernier, on est tenté de dire : di cortesia plu ehe di guerra amico : il n’y avait pas un mois qu’il était arrivé à l’armée. M. de Pomponne dit qu’on ne peut jamais souhaiter la bataille de meilleur cœur, ni vouloir être plus résolument que le roi au premier rang, lorsqu’on crut qu’on serait obligé de la donner à Limbourg. Il nous conta des choses admirables de la manière dont Sa Majesté vivait avec tout le monde, et surtout avec M. le Prince et M. le Duc : tous ces détails sont fort agréables à entendre.

Au reste, ma fille, cette cassolette est venue ; elle ressemble assez à un jubilé[2] : elle pèse plus, et est beaucoup moins belle que nous ne pensions : c’est une antique qui s’appelle donc une cassolette, mais rien n’est plus mal travaillé ; cependant c’est une vraie pièce à mettre à Grignan, et nullement à Paris : notre bon cardinal a fait de cela comme de sa musique, qu’il loue, sans s’y connaître ; ce qu’il y a à faire, c’est de l’en remercier tout bonnement, et ne pas lui donner la mortification de croire que l’on n’est pas charmé de son présent : il ne faut pas aussi vous figurer que ce présent soit autre chose, selon lui, qu’une pure bagatelle, dont le refus serait une très-grande rudesse. Je m’en vais l’en remercier en attendant votre lettre. Quand je vous ai proposé de lui conseiller de s’amuser à écrire son histoire, c’est qu’on m’avait dit de le lui conseiller de mon côté, et que tous ses amis ont voulu être soutenus, afin qu’il parût que tous ceux qui l’aiment sont dans le même sentiment.

Madame la grande duchesse et madame de Sainte-Même[3] ont fort parlé ici de votre beauté. J’aurais vu cette princesse, sans notre voyage de Pomponne : tout le monde la trouve comme vous l’avez représentée, c’est-à-dire d’une tristesse effroyable. Madame de Montmartre[4] alla s’emparer d’elle à Fontainebleau : on lui prépare une affreuse prison.

Madame de Montlouet a la petite vérole ; les regrets de sa fille sont infinis ; et la mère est au désespoir de ce que sa fille ne veut point la quitter pour aller prendre Tair, comme on lui ordonne : pour de l’esprit, je pense qu’elles n’en ont pas du plus fin ; mais pour des sentiments, ma belle, c’est tout comme chez nous, et aussi tendres et aussi naturels. Vous me dites des choses si extrêmement bonnes sur votre amitié pour moi, et à quel rang vous la mettez, qu’en vérité je n’ose entreprendre de vous dire combien j’en suis touchée, et de joie, et de tendresse, et de reconnaissance ; mais vous le comprendrez aisément, puisque vous croyez savoir à quel point, je vous aime : le dessous de vos cartes est agréable pour moi. M. de Pomponne disait, en demeurant d’accord que rien n’est général : « Il paraît que madame de Sévigné aime passionnément « madame de Grignan ? Savez-vous le dessous des cartes ? voulez-vous que je vous le dise ? c’est qu’elle l’aime passionnément. » Il pourrait y ajouter, à mon éternelle gloire, et qu’elle en est aimée.

J’ai le paquet de vos soies ; je voudrais bien trouver quelqu’un qui vous le portât ; il est trop petit pour les voitures, et trop gros pour la poste : je crois que j’en pourrais dire autant de cette lettre. Adieu, ma très-aimable et très-chère enfant ? je ne puis jamais vous trop aimer : quelques peines qui soient attachées à cette tendresse, celle que vous avez pour moi mériterait encore plus, s’il était possible.


  1. À M. le Goux de la Berchère.
  2. C’est-à-dire à une vieille pendule.
  3. Femme du premier écuyer de la grande duchesse de Toscane.
  4. Françoise-Renée de Lorraine de Guise, abbesse de Montmartre.