Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 131

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 278-281).

131. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, vendredi 2 août 1675.

Je pense toujours, ma fille, à l’étonnement et à la douleur que vous aurez de la mort de M. de Tureune. Le cardinal de Bouillon est inconsolable : il apprit cette nouvelle par un gentilhomme de M. de Louvigny, qui voulut être le premier à lui faire son compliment ; il arrêta son carrosse, comme il revenait de Pontoise à Versailles : le cardinal ne comprit rien à ce discours ; comme le gentilhomme s’aperçut de son ignorance, il s’enfuit ; le cardinal fit courir après, et sut ainsi cette terrible mort ; il s’évanouit ; on le ramena à Pontoise, où il a été deux jours sans manger, dans des pleurs et dans des cris continuels. Madame de Guénégaud et Cavoye l’ont été voir ; ils ne sont pas moins affligés que lui. Je viens de lui écrire un billet qui m’a paru bon : je lui dis par avance votre affliction, et par l’intérêt que vous prenez à ce qui le touche, et par l’admiration que vous aviez pour le héros. N’oubliez pas de lui écrire : il me paraît que vous écrivez très-bien sur toutes sortes de sujets : pour celui-ci, il n’y a qu’à laisser aller sa plume. On paraît fort touché dans Paris de cette grande mort. Nous attendons avec transissement le courrier d’Allemagne ; Montecucutli, qui s’en allait, sera bien revenu sur ses pas, et prétendra bien profiter de cette conjoncture. On dit que les soldats faisaient des cris qui s’entendaient de deux lieues ; nulle considération ne les pouvait retenir ; ils criaient qu’on les menât au combat ; qu’ils voulaient venger la mort de leur père, de leur général, de leur protecteur, de leur défenseur ; qu’avec lui ils ne craignaient rien, mais qu’ils vengeraient bien sa mort ; qu’on les laissât faire, qu’ils étaient furieux, et qu’on les menât au combat. Ceci est d’un gentilhomme qui était à M. de Turenne, et qui est venu parler au roi ; il a toujours été baigné de larmes en racontant ce que je vous dis, et les détails de la mort de son maître. M. de Turenne reçut le coup au travers du corps ; vous pouvez penser s’il tomba de cheval et s’il mourut ! cependant le reste des esprits fit qu’il se traîna la longueur d’un pas, et que même il serra la main par convulsion ; et puis on jeta un manteau sur son corps. Ce Boisguyot (c’est ce gentilhomme) ne le quitta point qu’on ne l’eût porté sans bruit dans la plus prochaine maison. M. de Lorges était à près d’une demi-lieue delà ; jugez de son désespoir, c’est lui qui perd tout, et qui demeure chargé de l’armée et de tous les événements jusqu’à l’arrivée de M. le Prince, qui a vingt-deux jours de marche. Pour moi, je pense mille fois le jour au chevalier de Grignan, et je ne m’imagine pas qu’il puisse soutenir cette perte sans perdre la raison : tous ceux qu’aimait M. de Turenne sont fort à plaindre.

Le roi disait hier en parlant des huit nouveaux maréchaux : Si Gadagne avait eu patience, il serait du nombre ; mais il s’est retiré, il s’est impatienté, c’est bien fait. On dit que le comte d’Estrées cherche à vendre sa charge ; il est du nombre des désespérés de n’avoir point le bâton. Devinez ce que fait Coulanges ; il copie mot à mot, et sans s’ incommoder, toutes les nouvelles que je vous écris. Je vous ai mandé comme le grand maître[1] est duc ; il n’ose se plaindre ; il sera maréchal de France à la première voiture ; et la manière dont le roi lui a parlé passe de bien loin l’honneur qu’il a reçu. Sa Majesté lui dit de donner à Pomponne son nom et ses qualités ; il répondit : Sire, je lui donnerai le brevet de mon grand-père : il n’aura qu’à le faire copier. Il faut lui faire un compliment. M. de Grignan en a beaucoup à faire, et peut-être des ennemis ; car ils prétendent du monseigneur, et c’est une injustice qu’on ne peut leur faire comprendre.

Je reviens à M. de Turenne, qui, en disant adieu à M. le cardinal de Retz, lui dit : « Monsieur, je ne suis point un diseur ; mais je vous prie de croire sérieusement que, sans ces affaires-ci, où peut-être on a besoin de moi, je me retirerais comme vous ; et je vous donne ma parole que, si j’en reviens, je ne mourrai pas sur le coffre, et je mettrai, à votre exemple, quelque temps entre la vie et la mort. » Je tiens cela de d’Hacqueville, qui ne l’a dit que depuis deux jours. Notre cardinal sera sensiblement touché de cette perte. Il me semble, ma fille, que vous ne vous lassez point d’en entendre parler : nous sommes convenus qu’il y a des choses dont on ne peut trop savoir de détails. J’embrasse M. de Grignan : je vous souhaiterais quelqu’un à tous deux avec qui vous puissiez parler de M. de Turenne : les Villars vous adorent ; Villars est revenu ; mais Saint-Géran et sa tête sont demeurés : sa femme espérait qu’on aurait quelque pitié de lui, et qu’on le ramènerait. Je crois que la Garde vous mande le dessein qu’il a de vous aller voir : j’ai bien envie de lui dire adieu pour ce voyage ; le mien, comme vous savez, est un peu différé : il faut voir l’effet que fera dans notre pays la marche de six mille hommes commandés par deux Provençaux. Il est bien dur à M. de Lavardin d’avoir acheté une charge quatre cent mille francs, pour obéir à M. de Forbin ; car encore M. de Chaulnes conserve l’ombre du commandement. Madame de Lavardin et M. d’Harouïs sont mes boussoles : ne soyez point en peine de moi, ma très-chère, ni de ma santé ; je me purgerai après le plein de la lune, et quand on aura des nouvelles d’Allemagne. Adieu, ma chère enfant ; je vous aime si passionnément, que je ne pense pas qu’on puisse aller plus loin ; si quelqu’un souhaitait mon amitié, il devrait être content que. je l’aimasse seulement autant que j’aime votre portrait.


  1. Le comte du Lude.