Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 134
134. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.
[modifier]Je vous envoie la plus belle et la meilleure relation qu’on ait eue ici depuis la mort de M. de Turenne : elle est du jeune marquis de Feuquières à madame de Vins, pour M. de Pomponne. Ce ministre me dit qu’elle était meilleure et plus exacte que celle du roi : il est vrai que ce petit Feuquières[1] a un coin d’Arnauld dans sa tête, qui le fait mieux écrire que les autres courtisans.
Je viens devoir le cardinal de Bouillon ; il est changé à n’être pas connaissable : il m’a fort parlé de vous ; il ne doutait pas de vos sentiments : il m’a conté mille choses de M. de Turenne qui font mourir ; son oncle apparemment était en état de paraître devant Dieu, car sa vie était parfaitement innocente. Il demandait au cardinal, à la Pentecôte, s’il ne pourrait pas bien communier sans se confesser : son neveu lui dit que non, et que depuis Pâques il ne pouvait guère s’assurer de n’avoir point offensé Dieu. M. de Turenne lui conta son état ; il était à mille lieues d’un péché mortel. Il alla pourtant à confesse pour la coutume ; il disait : Mais faut-il dire à ce récollet comme à M. de Saint-Gervais ? est-ce tout de même ? En vérité, une telle âme est bien digne du ciel ; elle venait trop droit de Dieu pour n’y pas retourner, s’ étant si bien préservée de la corruption du monde. Il aimait tendrement le fils de M. d’Elbeuf[2] ; c’est un prodige de valeur à quatorze ans. Il l’envoya l’année passée saluer M. de Lorraine, qui lui dit : « Mon petit cousin, vous êtes trop heureux de voir et d’entendre tous les jours M. de Turenne ; vous n’avez que lui de parent et de père : baisez les pas par où il passe, et faites-vous tuer à ses pieds. » Ce pauvre enfant se meurt de douleur ; c’est une affliction de raison et d’enfance, à quoi l’on craint qu’il ne résiste pas. M. le comte d’Auvergne l’a pris avec lui, car il n’a rien à attendre de son père. Cavoye est affligé par les formes. Le duc de Villeroi a écrit ici des lettres, dans le transport de sa douleur, qui sont d’une telle force qu’il les faut cacher. Il ne voit rien dans sa fortune au-dessus d’avoir été aimé de ce héros, et déclare qu’il méprise toute autre sorte d’estime après celle-là : sauve qui peut ! M. de Marsillac s’est signalé en parlant de M. de Lorges comme d’un sujet digne d’une autre récom pense que celle de la dépouille de M. de Vaubrun. Jamais rien n’aurait été d’une si grande édification, ni d’un si bou exemple, que de l’honorer du bâton, après un si grand succès.
On vint éveiller M. de Reims à cinq heures du matin, pour lu dire que M. de Turenne avait été tué. Il demanda si l’armée était défaite ; on lui dit que non : il gronda qu’on l’eût éveillé, appela son valet de chambre coquin, fit retirer le rideau, et se rendormit. Adieu, mon enfant ; que voulez-vous que je vous dise ?
Je vous envoie cette relation à cinq heures du soir : je fais mon paquet toute seule ; M. de Coulanges viendrait ce soir, et voudrait la copier ; je hais cela comme la mort. J’.ai fait toutes vos amitiés et dit toutes vos douceurs à M. de Pomponne et à madame de Vins : en vérité, elles sont très-bien reçues. Je lui dis la joie que vous aviez de n’être plus mêlée dans les sottes querelles de Provence : il en rit, et de la raison de votre sagesse : il souhaiterait que les Bretons s’amusassent à se haïr, plutôt qu’à se révolter. J’ai vu madame de Rouillé chez elle ; je la trouvai toujours aimable ; je croyais être à Aix ; je voudrais fort sa fille[3], mais elle a de plus grandes idées. Adieu, ma très-chère et très-aimée. Madame de Verneuil et la maréchale de Castelnau viennent d’admirer votre portrait ; on l’aime tendrement, et il n’est pas si beau que vous. C’est à M. de Grignan, que j’embrasse, à qui j’envoie la relation aussi bien qu’à vous.