Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 137

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 291-293).

137. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, lundi 26 août 1675.

Je revins samedi matin de Livry ; j’allai l’après-dîner chez madame de Lavardin, qui vous a écrit un billet en vous envoyant une relation : cette marquise vous aime beaucoup, et vous lui répondrez sans doute, comme vous savez si bien faire ; elle s’en va de son côté, et d’Harouïs et moi du nôtre : les vacances de la chicane font partir bien des gens. La cour est partie ce matin pour Fontainebleau ; ce mot-là me fait encore trembler ; mais enfin on y va pour se divertir : Dieu veuille que nous ne soyons point assommés pendant ce temps-là ! Le siège de Trêves se pousse vivement : s’il y a quelque balle qui ait reçu la commission de tuer le maréchal de Créqui, elle n’aura pas de peine à le trouver, car on dit qu’il s’expose comme un désespéré.

M. le Prince est à l’armée d’Allemagne ; il a dit à un homme qui l’a vu depuis peu : « Je voudrais bien avoir causé seulement « deux heures avec l’ombre de IM.de Turenne, pour prendre la suite « de ses desseins, pour entrer dans ses vues, et me mettre au fait « des connaissances qu’il avait de ce pays, et des manières de peindre du Montecuculli. » Et quand cet homme-là lui dit : « Monseigneur, vous vous portez bien, Dieu vous conserve, pour l’amour de vous et de la France ! » M. le Prince ne répondit qu’en haussant les épaules.

Mon fils me mande que le prince d’Orange fait mine de vouloir assiéger le Quesnoy, et que si cela est, ils sont à la veille d’une action. M. de Luxembourg a bien envie de faire parler de lui ; il est bien heureux, car il a bien entretenu l’ombre de M. le Prince : enfin on tremble de tous côtés. J’ai demandé à M. de Louvois le régiment de Sanzei à pur et à plein, avec la permission de vendre le guidon, bien entendu que le pauvre Sanzei serait mort, dont on n’a encore aucune nouvelle. Le vicomte de Marsilly est mon résident auprès du ministre, et s’est chargé de m’apprendre la réponse ; je voudrais qu’elle fût apportée par M. de Sanzei. Vous croyez bien que si madame de Sanzei y pouvait avoir la moindre prétention, je ne l’aurais pas barrée, moi qui respecte Saint-Hérem pour le régiment Royal ; mais le roi, qui avait donné ce petit régiment à Sanzei, le donnera à quelque autre. Pour celui de Picardie, il n’y faut pas penser, à moins que de vou • loir être abîmé dans deux ans ; mais c’est mal dit abîmé, c’est déshonoré-, car comme il n’est plus permis de se ruiner ni d’emprunter, comme autrefois, on demeure tout court, avec infamie. Ce second Chénoise, neveu de Saint-Hérem, est ressuscité depuis deux jours ; il était prisonnier des Allemands ; c’est là où nous devrions trouver M. de Sanzei. Pour le pauvre petit Froulai, il a fallu remuer et retourner, et regarder quinze cents hommes morts en un endroit du combat, pour trouver ce pauvre garçon, qu’on a enfin reconnu, percé de dix ou douze coups : sa pauvre mère demande sa charge de grand maréchal des logis (de la maison du roi), qu’elle a achetée ; elle crie et pleure, et ne parle qu’à genoux : on lui répond qu’on verra ; et vingt-deux ou vingt-trois personnes demandent cette charge. Pour dire le vrai, on reconnaît tous les jours que jamais unedéfaite n’a été si remplie de désordre et de confusion, que celle du maréchal de Créqui. Je vis samedi la maréchale chez M. de Pomponne, elle n’est pas reconnaissable ; les yeux ne lui sèchent pas.

Ne croyez pas, ma fille, que la mort de M. de Turenne ait passé ici aussi vite que les autres nouvelles ; on en parle et on le pleure encore tous les jours :

Tout en fait souvenir, el rien ne lui ressemble. Ou peut dire ce vers pour lui. Heureux ceux, comme vous dites, qui n’ont pas fait la moindre attention sur cette perte ! La déroute qui est arrivée depuis a bien renouvelé les éloges du héros. Vous m’avez fait grand plaisir d’avoir frissonné de ce qu’a dit Saint-Hilaire ; il n’est pas mort, il vivra avec son bras gauche, et jouira de la beauté et de la fermeté de son âme. Je crois que vous aurez été bien étonnée de voir une petite défaite de notre côté ; vous n’en avez jamais vu depuis que vous êtes au monde. Il n’y a que le coadjuteur qui en ait profité, en donnant un air si nouveau et si spirituel à sa harangue, que cet endroit en a fait tout le prix, au moins pour les courtisans ; car toutes les bonnes têtes l’ont loué depuis le commencement jusqu’à la fin. Je dînai samedi avec le coadjuteur et le bel abbé : je suis ravie quand je vois quelque Grignan.