Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 149
149. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.
[modifier]Voici le jour que j’écris sur la pointe d’une aiguille ; car je ne recois plus vos lettres que deux à la fois le vendredi. Comme je venais de me promener avant-hier, je trouvai au bout du mail le frater, qui se mit à deux genoux aussitôt qu’il m’aperçut, se sentant si coupable d’avoir été trois semaines sous terre à chanter matines, qu’il ne croyait pas me pouvoir aborder d’une autre façon. J’avais bien résolu de le gronder, et je ne sus jamais où trouver de la colère ; je fus fort aise de le voir ; vous savez comme il est divertissant ; il m’embrassa mille fois ; il me donna les plus méchantes raisons du monde, que je pris pour bonnes : nous causons fort, nous lisons, nous nous promenons, et nous achèverons ainsi l’année, c’est-à-dire le reste. Nous avons résolu d’offrir notre chien de guidon, et de souffrir encore quelque supplément, selon que le roi l’ordonnera : si le chevalier de Lauzun[1] veut vendre sa charge entière, nous le laisserons trouver des marchands de son côté, comme nous en chercherons du nôtre, et nous verrons alors à nous accommoder.
IS’ous sommes toujours dans la tristesse des troupes qui nous arrivent de tous côtés avec M. de Pommereuil : ce coup est rude pour les grands officiers ; ils sont mortifiés à leur tour, c’est-à-dire le gouverneur, qui ne s’attendait pas à une si mauvaise réponse sur le présent de trois millions. M. de Saint-Malo est revenu ; il a été mal reçu aux états : on l’accuse fort d’avoir fait une méchante manœuvre à Saint-Germain ; il devait au moins demeurer à la cour, après avoir mandé ce malheur en Bretagne, pour tâcher de ménager quelque accommodement. Pour M. de Rohan, il est enragé, et n’est point encore revenu ; peut-être qu’il ne reviendra pas. M. de Coulanges me mande qu’il a vu le chevalier de Grignan, qui s’accommode mal de mon absence : je suis plus tou chée que je ne l’ai encore été de n’être pas à Paris, pour le voir et causer avec lui. Mais savez- vous bien, nia chère, que son régiment est dans le nombre des troupes qu’on nous envoie ? ce serait une plaisante chose s’il venait ici ; je le recevrais avec une grande joie. J’ai fort envie d’apprendre ce qui sera arrivé de votre procureur du pays ; je crains que M. de Pomponne, qui s’était mêlé de cette affaire, croyant vous obliger, ne soit un peu fâché de voir le tour qu’elle a pris ; cela se présente en gros comme une chose que vous ne voulez plus, après l’avoir souhaitée : les circonstances qui vous ont obligée à prendre un autre parti ne sauteront pas aux yeux, du moins je le crains, et je souhaite me tromper. Il me semble que vous devez être bien instruite des nouvelles à cette heure, que le chevalier est à Paris. M. de Coulanges vient de recevoir un violent dégoût ; M. le Tellier a ouvert sa bourse à Bagnols, pour lui faire acheter une charge de maître des requêtes, et en même temps lui donne une commission qu’il avait refusée à M. de Coulanges, et qui vaut, sans bouger de Paris, plus de deux mille livres de rentes. Voilà une mortification sensible, et sur quoi, si madame de Coulanges[2] ne fait rien changer par une conversation qu’elle doit avoir eue avec ce ministre, Coulanges est très-résolu de vendre sa charge[3] ; il m’en écrit, outré de douleur. Vous savez très-bien les espérances de la paix : les gazettes ne vous manquent pas, non plus que les lamentations de cette province. M. le cardinal me mande qu’il a vu le comte de Sault, Renti et Biran[4] : il a si peur d’être l’ermite de la foire, qu’il est allé passer l’avent à Saint-Mihiel. Parlez-moi de vous, ma chère enfant ; comment vous portez-vous ? votre teint n’est-il point en poudre ? êtes-vous belle quand vous voulez ? Enfin je pense mille fois à vous, et vous ne me sauriez trop parler de ce qui vous regarde.