Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 154

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 332-334).

154. — DE M. DE SÉVIGNÉ, SOUS LA DICTÉE DE Mme  DE SÉVIGNÉ,[modifier]

A Mme  DE GRIGNAN.

Aux Rochers, lundi 3 février 1676.

Devinez ce que c’est, mon enfant, que la chose du monde qui vient le plus vite, et qui s’en va le plus lentement ; qui vous fait approcher le plus près de la convalescence, et qui vous en retire le plus loin ; qui vous fait toucher l’état du monde le plus agréable, et qui vous empêche le plus d’en jouir ; qui vous donne les plus belles espérances, et qui en éloigne le plus l’effet : ne sauriez-vous le deviner ? jetez vous votre langue aux chiens ? C’est un rhumatisme. Il y a vingt-trois jours que j’en suis malade ; depuis le quatorze je suis sans fièvre et sans douleurs, et dans cet état bienheureux, croyant être en état de marcher, qui est tout ce que je souhaite, je me trouve enflée de tous côtés, les pieds, les jambes, les mains, les bras ; et cette enflure, qui s’appelle ma guérison, et qui l’est effectivement, fait tout le sujet de mon impatience, et ferait celui de mon mérite, si j’étais bonne. Cependant je crois que voilà qui est fait, et que dans deux joursje pourrai marcher : Larmechin me le fait espérer, o che sperol Je reçois de partout des lettres de réjouissance sur ma bonne santé, et c’est avec raison. Je me suis purgée une fois de la poudre de M. de Lorme, qui m’a fait des merveilles ; je m’en vais encore en reprendre ; c’est le véritable remède pour toutes ces sortes de maux : on me promet, après cela, une santé éternelle ; Dieu le veuille ! Le premier pas que je ferai sera d’aller à Paris : je vous prie doné, ma chère enfant, de calmer vos inquiétudes ; vous voyez que nous vous avons toujours écrit sincèrement. Avant que de fermer ce paquet, je demanderai à ma grosse main si elle veut bien que je vous écrive deux mots : je ne trouve pas qu’elle le veuille ; peut-être qu elle le voudra dans deux heures. Adieu, ma très-belle et très-aimable ; je vous conjure tous de respecter, avec tremblement, ce qui s’appelle un rhumatisme ; il me semble que présentement je n’ai rien de plus important à vous recommander. Voici le f rater qui peste contre vous depuis huit jours, de vous être opposée, à Paris, air remède de M. de Lorme.

Monsieur de Sévigné.

Si ma mère s’était abandonnée au régime de ce bon homme, et qu’elle eût pris tous les mois de sa poudre, comme il le voulait, elle ne serait pas tombée dans cette maladie, qui ne vient que d’une réplétion épouvantable d’humeurs ; mais c’était vouloir assassiner ma mère, que de lui conseiller d’en essayer une prise : cependant ce remède si terrible, qui fait trembler en le nommant, qui est composé avec de l’antimoine, qui est une espèce d’émétique, purge beaucoup plus doucement qu’un verre d’eau de fontaine, ne donne pas la moindre tranchée, pas la moindre douleur, et ne fait autre chose que de rendre la tête nette et légère, et capable de faire des vers, si on voulait s’y appliquer. Il ne fallait pourtant pas en prendre. Vous moquez-vous, mon frère, de vouloir faire prendre de l’antimoine à ma mère ? il ne faut seulement que du régime, et prendre un petit bouillon de séné tous les mois : voilà ce que vous disiez. Adieu, ma petite sœur : je suis en colère quand je songe que nous aurions pu éviter cette maladie avec ce remède, qui nous rend si vite la santé, quelque chose que l’impatience de ma mère lui fasse dire. Elle s’écrie : O mes enfants, que vous êtes fous de croire qu’une maladie se puisse déranger ! Ne faut-il pas que la Providence de Dieu ait son cours ? et pouvons-nous faire autre chose que de lui obéir ? Voilà qui est fort chrétien ; mais prenons toujours, à bon compte, de la poudre de M. de Lorme.