Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 159

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 342-343).

159. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, mercredi 29 avril 1676.

Il faut commencer par vous dire que Condé fut pris d’assaut la nuit de samedi à dimanche. D’abord cette nouvelle fait battre le cœur ; on croit avoir acheté cette victoire ; point du tout, ma belle, elle ne nous coûte que quelques soldats, et pas un homme qui ait un nom. Voilà ce qui s’appelle un bonheur complet. Larrei, fils de M. Laîné qui fut tué en Candie, ou son frère, est blessé assez considérablement. Vous voyez comme on se passe bien de vieux héros.

Madame de Brinvilliers[1] n’est pas si aise que moi ; elle est en prison, elle se défend assez bien ; elle demanda hier à jouer au piquet, parce qu’elle s’ennuyait. On a trouvé sa confession ; elle nous apprend qu’à sept ans elle avait cessé d’être fille ; qu’elle avait continué sur le même ton ; qu’elle avait empoisonné son père, ses frères, un de ses enfants, et elle-même ; mais ce n’était que pour essayer d’un contre-poison : Médée n’en avait pas tant fait. Elle a reconnu que cette confession est de son écriture ; c’est une grande sottise ; mais qu’elle avait la fièvre chaude quand elle l’avait écrite ; que c’était une frénésie, une extravagance, qui ne pouvait pas être lue sérieusement.

La reine a été deux fois aux Carmélites avec Quanto ; cette dernière se mit à la tête de faire une loterie, elle se fit apporter tout ce qui peut convenir à des religieuses ; cela fit un grand jeu dans la communauté. Elle causa fort avec sœur Louise de la Miséricorde {madame de la Faîtière) ; elle lui demanda si tout de bon elle était aussi aise qu’on le disait. Non, répondît-elle, je ne suis point aise, mais je suis contente. Quanto lui parla fort du frère de Monsieur, et si elle voulait lui mander quelque chose, et ce qu’elle dirait pour elle. L’autre, d’un ton et d’un air tout aimable, et peut-être piquée de ce style : Tout ce que vous voudrez, madame, tout ce que vous voudrez. Mettez dans cela toute la grâce, tout l’esprit et toute la modestie que vous pourrez imaginer. Quanto voulut ensuite manger ; elle donna une pièce de quatre pistoles pour acheter ce qu’il fallait pour une sauce qu’elle fit elle-même, et qu’elle mangea avec un appétit admirable : je vous dis le fait sans aucune paraphrase. Quand je pense à une certaine lettre que vous m’écrivîtes l’été passé sur M. de Vivonne, je prends pour une satire tout ce que je vous envoie. Voyez un peu où peut aller la folie d’un homme qui se croirait digne de ces hyperboliques louanges.


  1. Marie-Marguerite Daubray, mariée en 1651 à N Gobelin, marquis de Brinvilliers ; elle était fille de M. Daubray, lieutenant civil au Chàtelet de Paris. Sa liaison avec Godin de Sainte-Croix l’entraîna dans des crimes qui ont attaché à son nom une affreuse célébrité. Elle fut déclarée atteinte et convaincue, par arrêt du 16 juillet 1676, d’avoir fait empoisonner M.Dreux-Daubray son père, Antoine Daubray, lieutenant civil, et M. Daubray, conseiller au parlement, ses deux frères, et d’avoir attenté à la vie de Thérèse -Daubray, sa sœur. Son complice Sainte-Croix périt victime de ses expériences. Ou trouva chez lui une caisse remplie de poisons et de recettes, avec une déclaration écrite de sa main, portant que le tout appartenait à la marquise de Brinvilliers. Elle s’était sauvée en pays étrangers, où elle fut arrêtée. Elle fut condamnée « faire amende honorable devant la principale porte de l’église de Paris, nu-pieds, la corde au cou, et à avoir ensuite la tête tranchée, son corps brûlé, et ses cendres jetées au vent.