Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 170

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 361-362).

170. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

ABriare, mercredi 2i juin 1676.

Je m’ennuie, ma très-chère, d’être si longtemps sans vous écrire. Je vous ai écrit deux fois de Moulins ; mais il y a déjà bien loin d’ici à Moulins. Je commence à dater mes lettres de la distance que vous voulez. Nous partîmes donc lundi de cette bonne ville : nous avons eu des chaleurs extrêmes. Je suis bien assurée que vous n’avez pas trouvé d’eau dans votre petite rivière, puisque notre belle Loire est entièrement à sec en plusieurs endroits. Je ne comprends pas comme auront fait madame de Montespan et madame de Tarente ; elles auront glissé sur le sable. Nous partons à quatre heures du matin ; nous nous reposons longtemps à la dînée ; nous dormons sur la paille et sur les coussins de notre carrosse, pour éviter les incommodités de l’été. Je suis d’une paresse digne de la vôtre ; par le chaud, je vous tiendrais compagnie à causer sur un lit, tant que terre nous pourrait porter. J’ai dans la tête la beauté de vos appartements ; vous avez été trop longtemps à me les dépeindre.

Je crois que sur ce lit vous m’expliqueriez ces ridicules qui viennent des défauts de l’âme, et dont je me doute à peu près. Je suis toujours d’accord de mettre au premier rang de ce qui est bon ou mauvais, tout ce qui vient de ce côté-là : le reste me paraît supportable, et quelquefois excusable ; les sentiments du cœur me paraissent seuls dignes de considération ; c’est en leur faveur que L’on pardonne tout : c’est un fonds qui nous console et qiu nous paye de tout ; et ce n’est donc que par la crainte que ce fonds ne soit altéré, qu’on est blessé de la part des choses.