Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 214

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 440-441).

214. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, vendredi 5 janvier 16S0.

Ah ! ma très-chère, que je suis obligée à madame du Janet de vous avoir ôté la plume ! Si, par l’air de Salon et par les fatigues, vous retombez à tout moment, .quelles raisons n’ai-je point de vous conjurer mille fois de ne point écrire ? Vous parlez de votre mal avec une capacité qui m’étonne ; mais l’intérêt que je prends à votre santé me fait comprendre tout ce que vous dites. Que j’ai d’envie que cette bise et ce vent du midi vous laissent en repos ! Mais quel malheur d’être blessée de deux vents qui sont si souvent dans le monde, et surtout en Provence ? Je vous demande, ma fille, si, dans l’état où vous êtes, je puis m’empêcher d’y penser tristement.

Je fus hier aux grandes Carmélites avec Mademoiselle, qui eut la bonne pensée de mander à madame de Lesdiguières de me mener. Nous entrâmes dans ce saint lieu ; je fus ravie de l’esprit de la mère Agnès[1] ; elle me parla de vous, comme vous connaissant par sa sœur. Je vis madame Stuart belle et contente. Je vis mademoiselle d’Épernon[2], qui ne me trouva pas défigurée ; il y avait plus de trente ans que nous ne nous étions vues ; elle me parut horriblement changée. La petite du Janet ne me quitta point ; elle a le voile blanc depuis trois jours ; c’est un prodige de ferveur et de vocation : je m’en vais en écrire à sa mère. Mais quel ange (madame de la Vallière) m’apparut à la fin ! car M. le prince de Conti la tenait au parloir. Ce fut à mes yeux tous les charmes que nous avons vus autrefois, je ne la trouvai ni bouffie, ni jaune ; elle est moins maigre et plus contente : elle a ses mêmes yeux et ses mêmes regards : l’austérité, la mauvaise nourriture et le peu de sommeil ne les lui ont ni creusés, ni battus ; cet habit si étrange n’ôte rien à la bonne grâce, ni au bon air ; pour la modestie, elle n’est pas plus grande que quand elle donnait au monde une princesse de Conti : mais c’est assez pour une carmélite. Elle me dit mille honnêtetés, et me parla de vous si bien, si à propos ; tout ce qu’elle dit était si assorti à sa personne, que je ne crois pas qu’il y ait rien de mieux. M. de Conti l’aime et l’honore tendrement, elle est son directeur ; ce prince est dévot, et le sera comme son père. En vérité, cet habit et cette retraite sont une grande dignité pour elle.


  1. La mère Agnès de Jésus-Maria. Elle était Gigault de Bellefonds, et sœur de la marquise de Villars.
  2. Anne-Louise-Christine de Foix de la Valette-Ëpernon.