Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 218

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 451-454).

218. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, vendredi 2 février 1680.

Vous avez trop écrit, ma très-chère ; vous vous laissez tenter à l’envie de causer, et vous abusez ainsi de votre délicate santé ; si je succombais aussi aisément à la tentation de vous entendre discourir dans vos lettres, ce serait une belle chose : je m’amuserais au plaisir de vous entendre conter le combat du petit garçon, que vous réduisez en quatre lignes le plus plaisamment du monde : vous dites que vous n’êtes pas forte sur la narration ; et je vous dis, moi qu’on ne peut mieux abréger un récit. Je comprends que vous vous soyez divertie de ce petit garçon qui croit s’être battu à la rigueur. La sagesse du petit marquis me plaît. Vous me représentez fort bien les divers sentiments de mesdemoiselles de Grignan, j’avais envie de les savoir : ce que vous dites de Pauline est incomparable, aussi bien que l’usage que vous faites de votre délicatesse pour éviter les plaisirs du carnaval. Je n’oublierai jamais la bâte que vous aviez de vous divertir vilement, avalant les jours gras comme une médecine, pour vous trouver promptement dans le repos du carême. Vos personnes qualifiées au pluriel et au singulier vous soulagent beaucoup, et font très-bien leurs personnages. Il ne faut pas douter que de vous entendre expliquer tout cela, ne soit fort délicieux ; mais cependant, ma fille, je chasse cette tentation par la pensée que rien ne vous est plus mauvais que d’écrire : je vous conjure donc, ma fille, de ne plus vous jouer à m’écrire autant que la dernière fois, si vous ne voulez que je réduise mes lettres à une demi-page. J’embrasse M. de Grignan, puisqu’enfin, avec tant de peine et tant d’adresse, vous l’avez obligé à me pardonner ; et je le prie, en faveur de cette réconciliation, de prendre soin d’accourcir les lignes que je veux de vous. Il me paraît que vous l’avez trompé, et Montgobert aussi, dans la quantité de celles que vous m’avez écrites ; je vous demande tendrement de n’y plus retourner.

Vos raisonnements sur madame de Saint-Géran sont bien à propos ; il y a trois semaines que madame de Buri est établie dans la place où vous croyiez madame de Saint-Géran. Madame la Dauphine n’aura point de dames ; vous connaissez sa dame d’honneur et ses dames d’atour, voilà tout. Il y a huit jours qu’elles sont parties avec toute la maison pour Schélestat : les filles le sont aussi ; elles sont de grande naissance, sans nulle beauté extraordinaire : Laval, les Biron, Tonnerre, Rambures et la bonne Montchevreuil à leurs trousses. On laisse la sixième place à quelque Allemande, si madame la Dauphine veut en amener. Le roi caresse et traite si tendrement madame la princesse de Conti, que cela fait plaisir : quand elle arrive, il la baise et l’embrasse, et cause avec elle ; il ne contraint plus l’inclination qu’il a pour elle ; c’est sa vraie fille, il ne l’appelle plus autrement : tirez toutes vos conséquences. Elle est toujours des grâces le modèle, et croît beaucoup : elle n’est point surintendante[1], et n’a point eu cent mille écus de pension ; j’ai sur le cœur ces deux faussetés. Vous devriez lire les gazettes ; elles sont bonnes et point exagérées’, ni flatteuses comme autrefois. Mais quelle folie de parler d’autre chose que de madame Voisin et de M. le Sage !

Monsieur de Sêvigné.

Ce n’est pas M. le Sage qui prend la plume, comme vous voyez ; me revoilà enfin, ma belle petite sœur, tout planté à Paris, à côté de maman mignonne, que l’on ne m’accuse point encore d’avoir voulu empoisonner ; et je vous assure que, dans le temps qui court, ce n’est pas un petit mérite. Je suis dans les mêmes sentiments pour ma petite sœur ; c’est pourquoi je souhaite ardemment le retour de votre santé ; après celui-là nous en souhaiterons un autre.

Madame de Sêvigné.

Le voilà arrivé, ce fripon de Sêvigné. J’avais dessein de le gronder, et j’en avais tous les sujets du monde ; j’avais même préparé un petit discours raisonné, et je l’avais divisé en dix-sept points, comme la harangue de Vassé ; mais je ne sais de quelle façon tout cela s’est brouillé, et si bien mêlé de sérieux et de gaieté, que nous avons tout confondu. Tout père frappe à côté, comme dit la chanson. On continue à blâmer un peu la sagesse des juges, qui a fait tant de bruit, et nommé scandaleusement de si grands noms pour si peu de chose. M. de Bouillon a demandé au roi permission de faire imprimer l’interrogatoire de sa femme, pour l’envoyer en Italie et par toute l’Europe, où l’on pourrait croire que madame de Bouillon est une empoisonneuse. Madame de la Ferté, ravie d’être innocente une fois en sa vie, a voulu à toute force jouir de cette qualité ; et quoiqu’on lui eût mandé de ne point venir si elle ne voulait, elle le voulut, et cela fut encore plus léger que madame de Bouillon. Feuquières et madame du Roure, toujours des peccadilles. Mais voici ce qui est désagréable pour les prisonniers, c’est que la chambre ne travaillera de vingt jours, soit pour tâcher de se racquitter en faisant des informations nouvelles, soit en faisant venir de loin des gens accusés, comme, par exemple, cette Polignac, qui a un décret, ainsi que la comtesse de Soissons. Enfin, voilà vingt jours de repos, ou de désespoir ; cependant la comtesse de Soissons gagne pays, et fait fort bien : il n’est rien tel que de mettre son crime ou sou innocence au grand air[2]. J’ai eu toutes les peines du monde à découvrir que cette pauvre Bertillac est morte.


  1. De la maison de la reine.
  2. La comtesse de Soissons offrit de revenir, pourvu qu’on ne la mit ni à