Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 254

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 530-533).

254. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, dimanche 22 juillet 1685.

Il est vrai qu’après vous avoir dit vingt fois, Je suis guérie, et m’être servie un peu légèrement de tous les termes les plus forts pour vous persuader ce que je croyais moi-même une vérité, vous êtes en droit de vous moquer de tous mes discours ; je m’en moquerais la première, aussi bien que de mon infidélité, qui me faisait toujours approuver les derniers remèdes et maudire ceux que je quittais, sans qu’enfin, enfin, enfin, comme vous dites du mariage de M. de Polignac, il faut que toutes choses prennent fin, et que, selon toutes les apparences, cet honneur soit réservé aux remèdes doux de la princesse {de Tarente), et de la femme parfaitement habile qui me vient panser tous les jours ; jusqu’à ce petit médecin qui a nommé le mal et commencé les remèdes convenables, je ne faisais rien que pour animer, que pour attirer, que pour mettre ma jambe en furie. Ne raisonnez point sur un érysipèle qui vient d’un cours que la nature veut prendre, et que vous approuvez, parce qu’il ne fait pas mourir : ce n’est pas ici de même, tout a été violenté ; ma machine n’est point encore entamée ni dépérie, et jamais elle n’a paru mieux faite qu’en soutenant tous les maux qu’on m’a faits. Vous savez que je ne fais point la jeune, je ne le suis nullement ; mais je vous assure que je pourrais encore dire, comme vous disiez à la Mousse : La machine se démanchera ; mais elle n’est pas encore démanchée. Je suis donc sous le gouvernement de cette princesse et de sa bonne et capable garde, qui lui fait tous ses remèdes, qui est approuvée des capucins, qui guérit tout le monde à Vitré, et que Dieu n’a pas voulu que je connusse plus tôt, parce qu’il voulait que je souffrisse, et que je fusse mortifiée par l’endroit le plus chagrinant pour moi ; et j’y consens, puisqu’il le faut : je suis persuadée que Dieu veut maintenant finir ces légers chagrins ; il y a huit jours que ma jambe est enveloppée de pains de roses, trempés dans du lait doux bouilli, et rafraîchis, c’est-à-dire réchauffés, trois fois le jour : ma jambe n’est plus du tout reconnaissable ; elle est menue, molle ; plus de sérosités, toutes les élevures séchées et flétries, plus de gras de jambes qui me tire : enfin, ma fille, tout ce qui était dans mon imagination et dans mes espérances est devenu vrai : mais je pense que j’ai profané toutes ces mêmes paroles pour des illusions ; je n’y saurais que faire : voilà ce que je dois vous dire présentement ; il n’y a plus de paroles nouvelles : afructibus. Cette Charlotte me fait marcher, et me dit : « Madame, vous pouvez aller mercredi coucher godinement[1] à Fougères ; le lendemain à Dol, il n’y a que six lieues ; vous verrez madame de Chaulnes, cela vous divertira ; vous avez besoin de vous réjouir un peu, et de quitter votre chambre, où vous m’avez accordé huit jours de résidence. » Voilà où j’en suis : elle m’ôte mes roses, qui m’ont fait tout le bien qu’on leur demandait ; elle me donne une légère petite espèce de pommade qui dessèche, elle me prie de bander ma jambe sans contrainte d’ici a quelques jours, et de me ménager un peu ; elle m’assure qu’avec cette conduite je vous rapporterai une jambe à la Sévigné, que vous aimerez d’autant plus que, l’une et l’autre étant moins grasses, elles visent à la perfection : en tout cas, j’ai ma Charlotte à une lieue d’ici : en voilà trop, ma chère enfant. Une de mes joies en retournant à Paris, ce sera de ne plus parler de moi, ni d’aucun de mes maux ; j’étais dans la même envie quand j’y retournai après mon rhumatisme ; mais s’il y a de l’excès à l’immensité de cet article, il est fondé sur l’excès de votre bonne et tendre amitié, qui ne sera point ennuyée de ces détails : je vous connais ; car avec les autres qui n’ont point de ces fonds adorables, je sais couper court, et je n’ai pas oublié comme il faut parler sobrement de soi, et presque à son corps défendant.

Or sus, verbalisons : voilà donc le bon homme Polignac[2] arrivé : pour moi, je jette de loin ces paroles en l’air : puisque mademoiselle de Grignan balance, mademoiselle d’Alerac peut-elle balancer ? Je passe ensuite à rejeter tout le mal que vous dites de votre esprit et de votre corps ; ni l’un ni l’autre ne sauraient être épais comme vous les représentez : je les ai vus trop subtils, trop diaphanes, pour pouvoir jamais être fâchée de les voir dans le train commun des esprits et des corps : mais quedis-je, commun ? ô plume étourdie et téméraire ! c’est vous qu’il faudrait écraser, plutôt que celle que le coadjuteur outragea si injustement àLivry. Jamais le mot de commun ne sera fait pour vous ; rien de commun, ni dans l’âme ni dans le corps ; je reprends donc ce mot pour l’employer à tout le reste du monde qui n’en mérite point d’autre ; je fais pourtant des exceptions, mais guère.

J’avoue ma faiblesse ; j’ai lu avec plaisir l’histoire de notre vieille chevalerie : si Bussy avait un peu moins parlé de lui et de son héroïne de fille (madame de Coligny), le reste étant vrai, on peut le trouver assez bon pour être jeté dans un fond de cabinet, sans en être plus glorieuse. Il vous traite fort bien : il me veut trop dé dommager par des louanges que je ne crois pas mériter[3], non plus que ses blâmes[4]. Il passe gaillardement sur mon fils, et le laisse inhumainement guidon dans la postérité ; il pouvait dire plus de bien de sa femme, qui est d’un des beaux noms delà province : mais, en vérité, mon fils l’a si peu ménagé, et l’a toujours traité si incivilement, que lui ayant rendu justice sur sa maison, il pouvait bien se dispenser du reste : vous en avez mieux usé, et il vous le rend.

Votre frère ne pense pas à quitter sa maison ; ses affaires ne lui permettent point de songer à Paris de quelques années : il est dans la fantaisie de payer toutes ses dettes ; et comme il n’a point de fonds extraordinaires pour cela, ce n’est que peu à peu sur ses revenus : cela n’est pas sitôt fait. Quant à moi, je n’aspire point à tout payer ; mais j’attends un fermier qui me doit onze mille francs, et que je n’ai pu encore envisager ; et rien ne m’arrêtera pour être fidèle au temps que je vous ai promis, n’ayant pas moins d’impatience que vous de voir la fin d’une si triste et si cruelle absence. Il faut pourtant rendre justice à l’air des Rochers ; il est parfaitement bon, ni haut, ni bas, ni approchant de la mer ; ce n’est point la Bretagne, c’est l’Anjou, c’est le Maine à deux lieues d’ici. Ce n’était pas une affaire de me guérir, si Dieu avait voulu que j’eusse été bien traitée.

Je ne souhaite nulle prospérité à M. de Montmouth, sa révolte me déplaît ; ainsi puissent périr tous les infidèles à leur roi ![5]


  1. Mot du pays qui signifie gaiement.
  2. Louis-Armand, vicomte de Polignac.
  3. Voyez le Portrait de madame de Sévigné, qui contient aussi, l’éloge de madame de Grignan.
  4. La Diatribe insérée dans les Amours des Gaules.
  5. Le duc de Montmouth, fils naturel de Charles II et de Lucy Walters, fut décapité le 25 juillet, trois jours après la date de cette lettre. D’un caractère remuant et inquiet, il avait conspiré contre le roi son père, qui lui pardonna. À peine Jacques II fut-il monté sur le trône, qu’il s’embarqua pour l’Angleterre avec quelques mécontents. Il s’annonça comme le fils légitime du feu roi, se fit couronner, et promit de soutenir la religion anglicane. Mais il fut vaincu par les troupes du roi Jacques, et fait prisonnier.