Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 270

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 559-561).

270. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, vendredi 5 décembre 1688.

Vous apprendrez aujourd’hui, ma fille, que le roi nomma hier soixante-quatorze chevaliers du Saint-Esprit, dont je vous envoie la liste. Comme il a fait l’honneur à M. de Grignan de le mettre du nombre, et que vous allez recevoir cent mille compliments, gens de meilleur esprit que moi vous conseillent de ne rien dire ni écrire qui puisse blesser aucun de vos camarades. On vous conseille aussi d’écrire à M. de Louvois, et de lui dire que l’honneur qu’il vous a fait de demander de vos nouvelles à votre courrier vous met en droit de le remercier ; et qu’aimant à croire, au sujet de la grâce que le roi vient de faire à M. de Grignan, qu’il y a contribué au moins de son approbation, vous lui en faites encore un remercîment. Vous tournerez cela mieux que je ne pourrais faire : cette lettre sera sans préjudice de celles que doit écrire M. de Griguan. Voici les circonstances de ce qui s’est passé. Le roi dit à M. le Grand[1] : Accommodez-vous pour le rang avec le comte de Soissons[2]. Vous remarquerez que le fils de M. le Grand est de promotion, et que c’est une chose contre les règles ordinaires. Vous saurez aussi que le roi dit aux ducs qu’il avait lu leur écrit, et qu’il avait trouvé que la maison de Lorraine les avait précédés en plusieurs occasions : ainsi voilà qui est décidé. M. le Grand parla donc à M. le comte de Soissons : ils proposèrent de tirer au sort : Pourvu, dit le comte, que, si vous gagnez, je passe entre vous et votre fils[3]. M. le Grand ne l’a pas voulu ; en sorte que M. le comte de Soissons n’est point chevalier. Le roi demanda à M. de la Trémouille quel âge il avait ; il dit qu’il avait trente-trois ans : le roi lui a fait grâce de deux ans. On assure que cette grâce, qui offense un peu la principauté[4], n’a pas été sentie comme elle le devait. Cependant il est le premier des ducs, suivant le rang de son duché. Le roi a parlé à M. de Soubise, et lui a dit qu’il lui offrait Tordre ; mais que, n’étant point duc, il irait après les ducs : M. de Soubise l’a remercié de cet honneur, et a demandé seulement qu’il fût fait mention sur les registres de l’ordre, et de l’offre, et du refus, pour des raisons de famille ; cela est accordé. Le roi dit tout haut : « On sera surpris de M. d’Hocquincourt, et lui le premier, car il ne m’en a jamais parlé : mais je ne dois point oublier que quand son père quitta mon service, son fils se jeta dans Péronne, et défendit la ville contre son père. » Il y a bien de la bonté dans un tel souvenir. Après que les soixante-treize eurent été remplis, le roi se souvint du chevalier de Sourdis, qu’il avait oublié : il redemanda la liste, il rassembla le chapitre, et dit qu’il allait faire une chose contre l’ordre, parce qu’il y aurait cent et un chevaliers ; mais qu’il croyait qu’on trouverait comme lui qu’il n’y avait pas moyen d’oublier M. de Sourdis, et qu’il méritait bien ce passe-droit : voilà un oubli bien obligeant. Ils furent donc tous nommés à Versailles ; la cérémonie se fera le premier jour de l’an ; le temps est court : plusieurs sont dispensés de venir, vous serez peut-être du nombre. Le chevalier s’en va à Versailles pour remercier Sa Majesté. L’abbé Têtu vous fait toutes sortes de compliments. Madame de Coulanges veut écrire à M. de Grignan : elle était hier trop jolie avec le père Gaillard ; elle ne voulait que M. de Grignan ; c’était son cordon bleu ; c’est comme lui qu’elle les veut : tout lui était indifférent, pourvu que le roi, disait-elle, vous eût rendu cette justice. Le chevalier en riait de bon cœur, entendant, à travers cette approbation, l’improbation de quelques autres.


  1. Louis de Lorraine, comte d’Armagnac, grand écuyer de France.
  2. Louis-Thomas de Savoie, comte de Soissons.
  3. Henri de Lorraine, comte de Brienne.
  4. Les princes peuvent être chevaliers de l’ordre à vingt-cinq ans.