Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 273

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 565-567).

273. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, vendredi 24 décembre 1688.

Le marquis a été seul à Versailles, il s’y est fort bien comporté ; il a dîné chez M. du Maine, chez M. de Montausier, soupe chez madame d’Armagnac, fait sa cour à tous les levers et à tous les couchers. Monseigneur lui a fait donner le bougeoir ; enfin, le voilà jeté dans le monde, et il y fait fort bien. Il est à la mode, et jamais il n’y eut de si heureux commencements, ni une si bonne réputation ; car je ne finirais point, si je voulais vous nommer tous ceux qui en disent du bien. Je ne me console point que vous n’ayez pas le plaisir de le voir et de l’embrasser, comme je fais tous les jours.

Mais ne semble-t-ilpas, à me voir causer tranquillement avec vous, que je n’aie rien à vous mander ? Écoutez, écoutez, voici une petite nouvelle qui ne vaut pas la peine d’en parler. La reine d’Angleterre et le prince de Galles, sa nourrice et une remueuse uniquement, seront ici au premier jour. Le roi leur a envoyé ses carrosses sur le chemin de Calais, où cette reine arriva mardi dernier, 21 de ce mois, conduite par M. de Lauzun. Voici le détail que M. Courtin, revenant de Versailles, nous conta hier chez madame de la Fayette. Vous avez su comme M. de Lauzun se résolut, il y a cinq ou six semaines, d’aller en Angleterre ; il ne pouvait faire un meilleur usage de son loisir : il n’a point abandonné le roi d’Angleterre, pendant que tout le monde le trahissait et l’abandonnait. Enfin, dimanche dernier, 19 de ce mois, le roi, qui avait pris sa résolution, se coucha avec la reine, chassa tous ceux qui le servent encore ; et une heure après se releva, pour ordonner à un valet de chambre de faire entrer un homme qu’il trouverait à la porte de l’antichambre ; c’était M. de Lauzun. Le roi lui dit : « Monsieur, je vous confie la reine et mon fils ; il faut tout hasarder, « et tâcher de les conduire en France. » M. de Lauzun le remercia, comme vous pouvez penser ; mais il voulut mener avec lui un gentilhomme d’Avignon, nommé Saint-Victor, que l’on connaît, qui a beaucoup de courage et de mérite. Ce fut Saint- Victor qui prit dans son manteau le petit prince, qu’on disait être à Portsmouth, et qui était caché dans le palais. M. de Lauzun donna la main à la reine : vous pouvez jeter un regard sur l’adieu qu’elle fit au roi ; et, suivie de ces deux femmes que je vous ai nommées, ils allèrent dans la rue prendre un carrosse de louage. Ils se mirent ensuite dans un petit bateau le long delà rivière, où ils eurent un si gros temps, qu’ils ne savaient où se mettre. Enfin, à l’embouchure de la Tamise, ils entrèrent dans un yacht, M. de Lauzun auprès du patron, en cas que ce fût un traître, pour le jeter dans4a mer. Mais comme le patron ne croyait mener que des gens du commun, comme il en passe fort souvent, il ne songeait qu’à passer tout simplement au milieu de cinquante bâtiments hollandais, qui ne regardaient seulement pas cette petite barque ; et, ainsi protégée du ciel, et à couvert de sa mauvaise mine, elle aborda heureusement à Calais, où M. de Charost reçut la reine avec tout le respect que vous pouvez penser. Le courrier arriva hier à midi au roi, qui conta toutes ces particularités ; et en même temps on donne ordre aux carrosses du roi d’aller au-devant de cette reine, pour l’amener à Vincennes, que l’on fait meubler. On dit que Sa Majesté ira au-devant d’elle. Voilà le premier tome du roman, dont vous aurez incessamment la suite. On vient de nous assurer que, pour achever la beauté de l’aventure, M. de Lauzun, après avoir mis la reine et le prince en sûreté entre les mains de M. de Charost, a voulu retourner en Angleterre avec Saint-Victor, pour courir la triste et cruelle fortune de ce roi : j’admire l’étoile de M. de Lauzun, qui veut encore rendre son nom éclatant, quand il semble qu’il soit tout à fait enterré. Il avait porté vingt mille pistoles au roi d’Angleterre. En vérité, ma chère fille, voilà une jolie action, et d’une grande hardiesse ; et ce qui l’achève, c’est d’être retourné dans un pays où, selon toutes les apparences, il doit périr, soit avec le roi, soit par la rage qu’ils auront du coup qu’il leur vient de faire. Je vous laisse rêver sur ce roman, et vous embrasse, ma chère enfant, avec une sorte d’amitié qui n’est pas ordinaire.