Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 275

La bibliothèque libre.
Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 569-571).

275. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, lundi 3 janvier 1689.

Votre cher enfant est arrivé ce matin ; nous avons été ravis de le voir, et M. du Plessis : nous étions à table ; ils ont dîné miraculeusement sur notre dîner, qui était déjà un peu endommagé. Mais que n*avez-vous pu entendre tout ce que le marquis nous a dit de la beauté de sa compagnie ! Il s’informa d’abord si la compagnie était arrivée, et ensuite si elle était belle : Vraiment, monsieur, lui dit-on, elle est toute des plus belles ; c’est une vieille compagnie qui vaut bien mieux que les nouvelles. Vous pouvez penser ce que c’est qu’une telle louange à quelqu’un qu’on ne savait pas qui en fût le capitaine. Notre enfant fut transporté le lendemain de voir cette belle compagnie à cheval, ces hommes faits exprès, choisis par vous qui êtes la bonne connaisseuse, ces chevaux jetés dans le même moule. Ce fut pour lui une véritable joie, à laquelle M. de Châlons[1] et madame de Noailles (sa mère) prirent part : il a été reçu de ces saintes personnes comme le fils de M, de Grignan. Mais quelle folie de vous parler de tout cela ! c’est l’affaire du marquis.

Je voulais vous demander des nouvelles de madame d’Oppède, et justement vous m’en dites : il me paraît que c’est une bonne compagnie que vous avez de plus, et peut-être l’unique. Pour M. d’Aix, je vous avoue que je ne croirais pas les Provençaux sur son sujet. Je me souviens fort bien qu’ils se font valoir et ne subsistent que sur les dits et redits, et les avis qu’ils donnent toujours pour animer et trouver de l’emploi. Il n’en faut pas tout à fait croire aussi M. d’Aix : cependant le moyen de penser qu’un homme toute sa vie courtisan, et qui renie chrême etbaptême, qui ne se soucie point des intrigues des consuls, voulût se déshonorer devant Dieu et devant les hommes par de faux serments ? Mais c’est à vous d’en juger sur les lieux.

La cérémonie de y os frères fut donc faite le jour de l’an à Versailles. Coulanges en est revenu, qui vous rend mille grâces de votre jolie réponse : j’ai admiré toutes les pensées qui vous viennent, et comme cela est tourné et juste sur ce qu’on vous a écrit. Il m’a conté que l’on commença dès le vendredi, comme je vous l’ai dit : ces premiers étaient profès avec de beaux habits et leurs colliers : deux maréchaux de France étaient demeurés pour le samedi. Le maréchal de Bellefonds était totalement ridicule, parce que, par modestie et par mine indifférente, il avait négligé de mettre des rubans au bas de ses chausses de page, de sorte que c’était une véritable nudité. Toute la troupe était magnifique, M. de la Trousse des mieux ; il y eut un embarras dans sa perruque, qui lui fit passer ce qui était à côté assez longtemps derrière, de sorte que sa joue était fort découverte ; il tirait toujours ce qui l’embarrassait qui ne voulait pas venir ; cela fit un petit chagrin. Mais, sur la même ligne, M. de Montchevreuil et M. de Villars s’accrochèrent l’un à l’autre d’une telle furie ; les épées, les rubans, les dentelles, les clinquants, tout se trouva tellement mêlé, brouillé, embarrassé, toutes les petites parties crochues[2] étaient si parfaitement entrelacées, que nulle main d’homme ne put les séparer ; plus on y tâchait, plus on les brouillait, comme les anneaux des armes de Roger. Enfin, toute la cérémonie, toutes les révérences, tout le manège demeurant arrêté, il fallut les arracher de force, et le plus fort l’emporta. Mais ce qui déconcerta entièrement la gravité de la cérémonie, ce fut la négligence du bon M. d’Hocquincourt, qui était tellement habillé comme les Provençaux et les Bretons, que ses chausses de page étant moins commodes que celles qu’il avait d’ordinaire, sa chemise ne voulait jamais y demeurer, quelque prière qu’il lui en fît ; car, sachant son état, il tachait incessamment d’y donner ordre, et ce fut toujours inutilement ; de sorte que madame la Dauphine ne put tenir plus longtemps les éclats de rire ; ce fut une grande pitié ; la majesté du roi en pensa être ébranlée, et jamais il ne s’était vu, dans les registres de l’ordre, l’exemple d’une telle aventure. Il est certain, ma chère bonne, que si j’avais eu mon gendre dans cette cérémonie, j’y aurais été avec ma chère fille. Il y avait bien des places de reste, tout le monde ayant cru qu’on s’y étoufferait, et c’était comme à ce carrousel. Le lendemain, toute la cour brillait de cordons bleus ; toutes les belles tailles, et les jeunes gens par-dessus les justaucorps, les autres dessous. Vous aurez à choisir, tout au moins en qualité de belle taille. On m’a dit qu’on manderait aux absents de prendre le cordon que le roi leur envoie avec la croix : c’est à M. le chevalier à vous le mander. Voilà le chapitre des cordons bleus épuisé.

Le roi d’Angleterre a été pris, dit-on, en faisant le chasseur et voulant se sauver. Il est à Whitehall[3]. Il a son capitaine des gardes, ses gardes, des milords à son lever ; mais tout cela est fort bien gardé. lie prince d’Orange à Saint-James[4], qui est de l’autre côté du jardin. On tiendra le parlement : Dieu conduise cette barque ! La reine d’Angleterre sera ici mercredi ; elle vient à Saint-Germain, pour être plus près du roi et de ses bontés.

L’abbé Têtu est toujours très-digne de pitié ; fort souvent l’opium ne lui fait rien ; et quand il dort un peu, c’est d’accablement, parce qu’on a doublé la dose. Je fais vos compliments partout où vous le souhaitez ; les veuves vous sont acquises, et sur la terre et dans le troisième ciel. Je fus le jour de l’an chez madame Croiset ; j’y trouvai Rubentel, qui me dit des biens solides de votre enfant, et de sa réputation naissante, et de sa bonne volonté, et de sa hardiesse à Philisbourg. On assure que M. de Lauzun a été trois quarts d’heure avec le roi : si cela continue, vous jugez bien qu’il voudra le ravoir.


  1. Louis-Antoine de Noailles, évêque de Châlons-sur-Marne, puis archevêque de Paris et cardinal.
  2. Allusion aux atomes crochus qui, suivant Épicure, forment les parties élémentaires de la matière et de l’universalité des êtres.
  3. Palais des rois d’Angleterre dans le faubourg de Westminster, à Londres.
  4. Autre palais des rois d’Angleterre, voisin de Whitehall.