Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 281

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 581-584).

281. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, lundi 24 janvier 1689.

Enfin votre Durance a laissé passer nos lettres : de la furie dont elle court, il faut que la glace soit bien habile pour l’attraper et pour l’arrêter. Nous avons eu de cruels temps et de cruels froids. et je n’en ai seulement pas été enrhumée. J’ai gardé plusieurs fois la chambre de M. le chevalier ; et, pour parler comme madame de Coulanges, il n’y avait que lui qui fût à plaindre de la rigueur de la saison ; mais je vous dirai plus naïvement qu’il me semble qu’il n’était point fâché que j’y fusse. Voilà le dégel ; je me porte si bien, que je n’ose me purger, parce que je n’ai rien à désirer, et que cette précaution me paraît une ingratitude envers Dieu. M. le chevalier n’a plus de douleurs ; mais il n’ose encore hasarder Versailles. Il faut que je vous dise un mot de madame de Coulanges, qui me fit rire, et me parut plaisant. M. de Barillon est ravi de retrouver toutes ses vieilles amies ; il est souvent chez madame de la Fayette et chez madame de Coulanges : il disait l’autre jour à cette dernière : « Ah ! madame, que votre maison me plaît ! j’y viendrai bien les « soirs, quand je serai las de ma famille. » Monsieur, lui dit-elle, je vous attends demain. Cela partit plus vite qu’un trait, et nous en rîmes tous plus ou moins.

Votre enfant fut hier au soir au bal chez M. de Chartres ; il était fort joli ; il vous mandera ses prospérités. Il ne faut point, au reste, que vous comptiez sur ses lectures ; il nous avoua hier tout bonnement qu’il en est incapable présentement ; sa jeunesse lui fait du bruit, il n’entend pas. Nous sommes affligés qu’au moins il n’en ait point d’envie ; nous voudrions que ce ne fût que le temps qui lui manquât, mais c’est la volonté. Sa sincérité nous empêcha de le gronder ; je ne sais ce que nous ne lui dîmes point, le chevalier et moi, et Corbinelli qui s’en échauffe : mais il ne faut point le fatiguer, ni le contraindre, cela viendra, ma chère bonne ; il est impossible qu’avec autant d’esprit et de bon sens, aimant la guerre, il n’ait point d’envie de savoir ce qu’ont fait les grands hommes du temps passé, et César à la tête de ses commentaires[1]. Il faut avoir un peu de patience, et ne vous en point chagriner : il serait trop parfait s’il aimait à lire.

Vous m’étonnez de Pauline : ah ! ma fille, gardez-la auprès de vous ; ne croyez pas qu’un couvent puisse redresser une éducation, ni sur le sujet de la religion, que nos sœurs ne savent guère, ni sur les autres choses. Vous ferez bien mieux à Grignan, quand vous aurez le temps de vous y appliquer. Vous lui ferez lire de bons livres, l’Abbadie même, puisqu’elle a de l’esprit ; vous causerez avec elle, M. de la Garde vous aidera : je suis persuadée que cela vaudra mieux qu’un couvent.

Pour la paix du pape, l’abbé Bigorre nous assure qu’elle n’est point du tout prête ; que le Saint-Père ne se relâche sur rien, et qu’on est très-persuadé que M. de Lavardin et le cardinal d’Estrées reviendront incessamment : profitez donc du temps que Dieu, qui tire le bien du mal, vous envoie[2]. La vieille Sanguin est morte comme une héroïne, promenant sa carcasse par la chambre, se mirant pour voir la mort au naturel. Il faut un compliment à M. de Senlis et à M. de Livry, mais non pas des lettres, car ils sont déjà consolés : il n’y a que vous, ma chère enfant, qui ne vouliez pas encore parler de l’ordre établi depuis la création du monde. Vous dépeignez mademoiselle d’Oraison de manière qu’elle me paraît aimable ; il faudrait la prendre, si son père était raisonnable : mais quelle rage de n’aimer que soi, de se compter pour tout ; de n’avoir point la pensée si sage, si naturelle et si chrétienne, d’établir ses enfants ! Vous savez bien que j’ai peine à comprendre cette injustice ; c’est un bonheur que notre amour-propre se tourne précisément où il doit être. J’ai fait une réponse à M. de Carcassonne[3], que M. le chevalier a fort approuvées et qu’il appelle un chef-d’œuvre. Je l’ai pris à mon avantage ; et comme je le tiens à cent cinquante lieues de moi, je lui fais part de tout ce que je pense ; je lui dis qu’il faut approcher de ses affaires, qu’il faut les connaître, les calculer, les supputer, les régler, prendre ses mesures, savoir ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas ; que c’est cela seul qui le fera riche ; qu’avec cela rien ne l’empêchera de suffire à tout, et aux devoirs et aux plaisirs, et aux sentiments de son cœur pour un neveu dont il doit être la ressource ; qu’avec de l’ordre on va fort loin ; qu’autrement on ne fait rien, on manque à tout ; et puis il me prend un enthousiasme de tendresse pour M. de Grignan, pour son fils, pour votre maison, pour ce nom qu’il doit soutenir : j’ajoute que je suis inséparablement attachée à tout cela, et que ma douleur la plus sensible, c’est de ne pouvoir plus rien faire pour vous ; mais que je l’en charge, que je demande à Dieu de faire passer tous mes sentiments dans son cœur, afin d’augmenter et de redoubler tous ceux qu’il a déjà : enfin, ma fille, cette lettre est mieux rangée, quoique écrite impétueusement. M. le chevalier en eut les yeux rouges en la lisant ; et pour moi, je me blessai tellement de ma propre épée, que j’en pleurai de tout mon cœur. M. le chevalier m’assura qu’il n’y avait qu’à l’envoyer, et c’est ce que j’ai fait.

Vous me représentez fort plaisamment votre Savantasse ; il me fait souvenir du docteur de la comédie, qui veut toujours parler. Si vous aviez du temps, il me semble que vous pourriez tirer quelque avantage de cette bibliothèque ; comme il y a de bonnes choses et en quantité, on est libre de choisir ce qu’on veut : mais, hélas ! mon enfant, vous n’avez pas le temps de faire aucun usage de la beauté et de l’étendue de votre esprit ; vous ne vous servez que du bon et du solide, cela est fort bien ; mais c’est dommage que tout ne soit pas employé ; je trouve que M. Descartes y perd beaucoup.

Le maréchal d’Estrées va à Brest ; cela fait appréhender qu’il ne commande les troupes réglées : je crois cependant qu’on donnera quelque contenance au gouverneur, et qu’on ne voudra point lui donner le dégoût tout entier. M. de Charost est revenu un moment, pour se justifier de cent choses que M. de Lauzun a dites assez mal à propos, et de l’état de sa place, et de la réception qu’il a faite a la reine ; il fait voir le contraire de tout ce qu’a dit Lauzun ; cela ne fait point d’honneur à ce dernier, dont il semble que la colère de Mademoiselle arrête l’étoile ; il n’a ni logement, ni entrées ; il est simplement à Versailles.


  1. Trait d’ignorance échappé à quelque personnage du temps.
  2. Cette circonstance faisait que M. de Grignan commandait pour le roi dans le Comtat.
  3. Celui qu’on appelait le bel abbé avant qu’il ne fut évêque.