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Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 296

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 610-613).

296. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

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Aux Rochers, mercredi 12 octobre 1689.

Les voilà toutes deux ; mais, mon Dieu ! que la première m’aurait donné de violentes inquiétudes, si je l’avais reçue sans la seconde, où il paraît que la fièvre de ce pauvre chevalier s’est relâchée, et lui a donné un jour de repos ! Cela ôte l’horreur d’une fièvre continue avec des redoublements et des suffocations, et des rêveries, et des assoupissements, qui composent une terrible maladie. Quel sang ! quel tempérament ! quelle cruelle humeur dégoutte s’est jetée dans tout cela ! Quelle pitié que ce sang si bouillant, qui fait de si belles choses, en fasse quelquefois de si mauvaises, et rende inutiles les autres ! Enfin, voilà une grande tristesse pour vous tous, et pour vous particulièrement, dont le bon cœur vous rend la garde de tous ceux que vous aimez. Me voilà encore bien plus avec vous à Grignan, quoique j’y fusse beaucoup, parle redoublement d’intérêt que j’y prends depuis cette maladie. On est exposé, quanti on est loin, à écrire d’étranges sottises ; elles le deviennent en arrivant mal à propos : on est triste, on est occupé, on est en peine ; une lettre de Bretagne se présente, toute libre, toute gaillarde, chargée de mille détails inutiles ; j’en suis honteuse : mais je vous l’ai dit cent fois, ce sont les contre-temps de l’éloignement.

Je vous ai mandé comme je ne suis plus du tout fâchée contre M. et madame de Chaumes. Il est certain, et mes amies me l’ont mandé, qu’il ne pouvait parler des affaires de Bretagne, sans prendre fort mal son temps. Il recommanda mon fils à M. de Lavardin, croyant qu’il aurait la même envie que lui de nous servir, et cela était vrai. Il a depuis écrit à M. le maréchal d’Estrées ; et cette lettre ferait son effet, si le roi n’avait dit tout haut à tous les prétendants à cette députation, qu’il y avait longtemps qu’il était engagé : madame de la Fayette me le mande, sans me dire à qui ; on le saura bientôt. Elle m’ajoute que M. de Croissi a nommé mon fils au roi, qui ne marqua nulle répugnance à cette proposition ; mais que le même jour Sa Majesté se déclara ; et voilà ce qu’attendait le maréchal, qui se soucie fort peu que le gouverneur de Bretagne perde ce beau droit, pourvu qu’il fasse sa cour. Madame de la Fayette lui a rendu tous ses engagements, et l’affaire finit ainsi. Mon fils est à Rennes, agréable au maréchal, qu’il connaît fort, et qu’il a vu cent fois chez la marquise d’Uxelles, contestant hardiment Rouville ; il joue tous les soirs avec lui au trictrac : il attend M. de la Trémouille, afin de rendre tous ses devoirs, et puis revenir ici avec sa femme ; c’est le plus’honnête parti qu’il puisse prendre. Je suis encore seule, je ne m’en trouve point mal ; j’aurai demain cette femme de Vitré ; elle avait des affaires.

Il faut que je vous conte que madame de la Fayette m’écrit, du ton d' un arrêt du conseil d’en haut, de sa part premièrement, puis de celle de madame de Chaulnes et de madame de Lavardin, me menaçant de ne me plus aimer, si je refuse de retourner tout à l’heure à Paris, et me disant que je serai malade ici, que je mourrai, que mon esprit baissera ; qu’enfin point de raisonnements, il faut venir, et qu’elle ne lira seulement pas mes méchantes raisons. Ma fille, cela est d’une vivacité et d’une amitié qui m’a fait plaisir, et puis elle continue ; voici les moyens : j’irai à Malicorne avec l’équipage de mon fils ; madame de Chaulnes y fait trouver celui de M. le duc de Chaulnes : j’arriverai à Paris, je logerai chez cette duchesse ; je n’achèterai deux chevaux que ce printemps ; et voici le beau : je trouverai mille éeus chez moi de quelqu’un qui n’en a que faire, qui me les prête sans intérêt, qui ne me pressera point de les rendre ; et que je parte tout à l’heure. Cette lettre est longue[1] au sortir d’un accès de fièvre ; j’y réponds aussi avec reconnaissance, mais en badinant, l’assurant que je ne m’ennuierai que médiocrement avec mon fils, sa femme, des livres, et l’espérance de me mettre en état de retourner cet été à Paris, sans être logée hors de chez moi, sans avoir besoin d’équipage, parce que j’en aurai un, et sans devoir mille écus à un généreux ami, dont la belle âme et le beau procédé me presseraient plus que tous les sergents du monde ; qu’au reste je lui donne ma parole de n’être point malade, de ne point vieillir, de ne point radoter, et qu’elle m’aimera toujours, malgré sa menace : voilà comme j’ai répondu à ces trois bonnes amies. Je vous montrerai quelque jour cette lettre de madame de la Fayette. Mon Dieu, la belle proposition de n’être plus chez moi, d’être dépendante, de n’avoir point d’équipage, et de devoir mille écus ! En vérité, ma chère enfant, j’aime bien mieux sans comparaison être ici : l’horreur de l’hiver à la campagne n’est que de loin ; de près ce n’est pas de même. Mandez-moi si vous ne m’approuvez point : si vous étiez à Paris, ah ! ce serait une raison étranglante ; mais vous n’y êtes point. J’ai pris mon temps et mes mesures là-dessus ; et si, par miracle, vous y voliez présentement comme un oiseau, je ne sais si ma raison ne prierait point la vôtre, avec la permission de notre amitié, de me laisser achever cet hiver certains petits payements qui feront le repos de ma vie. Je n’ai pu m’empêcher de vous conter cette bagatelle, espérant qu’elle n’arrivera point mal à propos, et que M. le chevalier se portera aussi bien que je le souhaite.

J’ai été surprise de votre songe : vous le croyez un mensonge, parce que vous avez vu qu’il n’y avait pas un seul arbre devant cette porte ; cela vous fait rire, il n’y a rien de si vrai ; mon fils les fit tous, je dis tous, couper il y a deux ans ; il se pique de belle vue, tout comme vous l’avez songé, et à tel point qu’il veut faire un mur d’appui dans son parterre, et mettre le jeu de paume en boulingrin, ne laisser que le chemin, et faire encore là un fossé et un petit mur. Il est vrai que si cela s’exécute, ce sera une très-agréable chose, et qui fera une beauté surprenante dans ce parterre, qui est tout fait sur le dessin de M. le Nostre, et tout plein d’orangers dans cette place Coulanges[2]. Vous deviez avoir vu cet avenir dans votre songe, puisque vous y avez vu le passé. Je garde vos lettres et votre songe à mon fils et à sa femme, qui seront ravis d’y avoir vos aimables amitiés.

Je ne suis point du tout mal avec M. et madame de Pontchartrain[3] ; je les ai vus à Paris depuis que vous êtes partie : je leur ai écrit à tous deux ; le mari m’a déjà répondu et à mon fils, très-agréablement ; je n’ai rien du tout de marqué à leur égard ; car ce n’est pas un crime d’être amie de nos gouverneurs. Je rends au double toutes les amitiés de mon cher comte, je salue et honore le sage la Garde, je donne un baiser à Pauline, et mon cœur à ma chère bonne. Dieu guérisse M. le chevalier, et que cette lettre vous trouve tous en joie et en santé ! Dites^moi la chambre du chevalier, afin que j’y sois avec vous. L’abbé Bigorre me mande que M. de 3N T iel tomba, l’autre jour, dans la chambre du roi ; il se fit une contusion ; Félix le saigna, et lui coupa l’artère ; il fallut lui faire à l’instant la grande opération : M. de Grignan, qu’en dites-vous ? Je ne sais lequel je plains le plus, ou de celui qui l’a soufferte, ou d’un premier chirurgien du roi, qui pique une artère.


  1. Les lettres de madame de la Fayette étaient toujours fort courtes.
  2. Ces travaux furent exécutés, et M. de Monmerqué dit qu’ils existent encore à peu près dans l’état où Mme de Sévigné les décrit en cet endroit.
  3. Louis Phelipeaux, comte de Pontchartrain, venait de succéder à M. le Pelletier, contrôleur général des finances, qui avait demandé la permission de se retirer.