Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 36

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 104-105).

36. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

Du même jour 18 mars 1671.

Avant que d’envoyer mon paquet, je fais réponse à votre lettre du 11, que je reçois. Je suis plus désespérée que vous des retardements de la poste.

Monsieur de Barillon[1].

J’interromps la plus aimable mère du monde pour vous dire trois mots, qui ne seront guère bien arrangés, mais qui seront vrais. Sachez donc, madame, que je vous ai toujours plus aimée que je ne vous l’ai dit ; et que si jamais je gouverne, la Provence n’aura plus de gouvernante. En attendant, gouvernez-vous bien, et régnez doucement sur les peuples que Dieu a soumis à vos lois. Adieu, madame, je quitte Paris sans regret.

Madame de Sévigné.

C’est ce pauvre Barillon qui m’a interrompue, et qui ne me trouve guère avancée de ne pouvoir pas encore recevoir de vos lettres sans pleurer. Je ne le puis, ma fille : mais ne souhaitez point que je le puisse ; aimez mes tendresses, aimez mes faiblesses : pour moi je m’en accommode fort bien. Je les aime bien mieux que des sentiments de Sénèque et d’Epictète. Je suis douce, tendre, ma chère enfant, jusques à la folie ; vous m’êtes toutes choses ; je ne connais que vous. Hélas ! je suis bien précisément comme vous pensez, c’est-à-dire, d’aimer ceux qui vous aiment et qui se souviennent de vous ; je le sens tous les jours. Quand je trouvai Mellusine[2], le cœur me battit de colère et d’émotion, elle s’approcha ; comme vous savez, et me dit : Hé bien ! madame, êtes-vous bien fâchée ? — Oui, madame, lui dis-je ; on ne peut pas plus. — Ah ! vraiment je le crois ; il faudra vous aller consoler. — Madame, n’en prenez pas la peine, ce serait une chose inutile. — Mais, me dit-elle, n’ êtes-vous pas chez vous ? — Non, madame, on ne m’y trouve jamais. Voilà notre dialogue. Je vous assure qu’elle est débellée, comme dit Coulanges : il ne me semble pas qu’elle ait une langue présentement. Mais je veux revenir à mes lettres qu’on ne vous envoie point ; j’en suis au désespoir. Croyez-vous qu’on les ouvre ? croyez- vous qu’on les garde ? Hélas ! je conjure ceux qui prennent cette peine de considérer le peu de plaisir qu’ils ont à cette lecture, et le chagrin qu’ils nous donnent. Messieurs, du moins ayez soin de les faire recacheter, afin qu’elles arrivent tôt ou tard. Vous parlez de peinture : vraiment vous m’en faites une de l’habit de vos dames, qui vaut tout ce qu’une description peut valoir. Vous dites que vous voudriez bien me voir entrer dans votre chambre, et m’ entendre discourir. Hélas ! c’est ma folie que de vous voir, de vous parler, de vous entendre ; je me dévore de cette envie, et du déplaisir de ne vous avoir pas assez écoutée, pas assez regardée : il me semble pourtant que je n’en perdais guère les moments ; mais enfin, je n’en suis pas contente, je suis folle ; il n’y a rien de plus vrai ; mais vous êtes obligée d’aimer ma folie. Je necomprends pas comme on peut tant penser à une personne : n’aurai-je jamais tout pensé ? Non, que quand je ne penserai plus. Le billet de M. de Grignan est très-joli. Je lui ferai réponse, et je le prie de m’aimer toujours ; pour votre fille, je l’aime ; vous savez pourquoi et pour qui.


  1. Conseiller d’État ambassadeur en Angleterre.
  2. Madame de Marans.