Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 45

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 117-119).

45. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, mercredi 15 avril 1671.

Je viens de recevoir la lettre que vous m’avez écrite par Gacé[1]. Vous me parlez de la Provence comme de la Norwége : je pensais qu’il y fait chaud, et je le pensais si bien, que l’autre jour, que nous eûmes ici une bouffée d’été, je mourais de chaud, et j’étais triste : on devina que c’était parce que je croyais que vous aviez en core plus chaud que moi, et je ne pouvais, en effet, me l’imaginer sans chagrin. Je veux vous dire, ma chère enfant que le chocolat n’est plus avec moi comme il était : la mode m’a entraînée, comme elle fait toujours : tous ceux qui m’en disaient du bien m’en disent du mal ; on le maudit, on l’accuse de tous les maux qu’on a ; il est la source des vapeurs etdes palpitations ; il vous flatte pour un temps, et puis vous allume tout d’un coup une lièvre continue, qui vous conduit à la mort. Enfin, ma fille, le grand maître[2], qui en vivait, est son ennemi déclaré : vous pouvez penser si je puis être d’un autre sentiment[3]. Au nom de Dieu, ne vous engagez point à le soutenir, et songez que ce n’est plus la mode du bel air. Je n’ai point encore vu Gacé ; je crois que je l’embrasserai : bon Dieu ! un homme qui vous a vue, qui vient de vous quitter, qui vous a parlé, comme cela me paraît !

Je suis bien aise que vous ayez compris la coiffure, c’est justement ce que vous aviez toujours envie de faire ; ce taponnage vous est naturel, il est au bout de vos doigts : vous avez cent fois pensé l’inventer, mais vous avez bien fait de ne point prendre cette mode à la rigueur. Le bel air est de se peigner, pour contrefaire la tête naissante ; cela est fait dans un moment. Vos dames sont bien loin de là, avec leurs coiffures glissantes de pommade, et leurs cheveux de deux paroisses : cela est bien vieux. Votre peinture du cardinal Grimaldi[4] est excellente : cela mord-il ? est plaisant au dernier point, et m’a bien fait rire ; je vous souhaite de pareilles visions pour vous divertir. Enfin Montgobert sait rire ; elle entend votre langage : quelle est heureuse d’avoir de l’esprit, et d’être auprès de vous ! Les esprits où il n’y a point de remède font bouillir le sang. Je vous remercie de vous souvenir du reversis, et de jouer au mail ; c’est un aimable jeu pour les personnes bien faites et adroites comme vous : je m’en vais y jouer dans mon désert. À propos de désert, je crois qu’Adhémar vous aura mandé comme le laquais du coadjuteur, qui était à la Trappe, en est revenu à demi fou, n’ayant pu supporter ces austérités : on cherche un couvent de coton pour l’y mettre, et le remettre de l’état où il est. Je crains que cette Trappe[5] qui veut, surpasser l’humanité, ne devienne les PetitesMaisons.

Je pleurais amèrement en vous écrivant à Livry, et je pleure encore en voyant de quelle manière tendre vous avez reçu ma lettre, et l’effet qu’elle a produit dans votre cœur. Les petits esprits se sont bien communiqués, et sont passés bien fidèlement de Livry en Provence : si vous avez les mêmes sentiments toutes les fois que je suis sensiblement touchée de vous, je vous plains, et vous conseille de renoncer à la sympathie. Je n’ai jamais rien vu de si aisé à trouver que la tendresse que j’ai pour vous : mille choses, mille pensées, mille souvenirs, me traversent le cœur ; mais c’est toujours de la manière que vous pouvez le souhaiter : ma mémoire ne me représente rien que de doux et d’aimable ; j’espère que la vôtre fait de même. La lettre que vous écrivez à votre frère est admirable. Vous avez très-bien deviné ; il est dans le bel air par-dessus les yeux : point de pâques, point de jubilé. Je n’ai rien trouvé de bon en lui, que la crainte de faire un sacrilège ; c’était mon soin aussi que de lui en donner de l’horreur : mais la maladie de son âme est tombée sur son corps, et ses maîtresses sont d’une manière à ne pas supporter cette incommodité avec patience : Dieu fait tout pour le mieux. J’espère qu’un voyage en Lorraine rompra toutes ces vilaines chaînes-là. Il est plaisant, il dit qu’il est comme le bonhomme Éson, il veut se faire bouillir dans une chaudière avec des herbes fines, pour se ravigoter un peu ; il me conte toutes ses folies, je le gronde, et je fais scrupule de les écouter ; et pourtant je les écoute. Il me réjouit, il cherche à me plaire ; je connais la sorte d’amitié qu’il a pour moi ; il est ravi, à ce qu’il dit, de celle que vous me témoignez ; il me donne mille attaques en riant sur l’attachement que j’ai pour vous : je vous avoue, ma fille, qu’il est grand, lors même que je le cache. Je vous avoue encore une autre chose, c’est que je crois que vous m’aimez : vous me paraissez solide ; il me semble qu’on peut se fier à vos paroles, et cela fait aussi que je vous estime fort. Vos messieurs commencent à s’accoutumer à vous ; les pauvres gens ! Et les dames ne vous ont pas encore bien goûtée.


  1. Depuis maréchal de Matignon.
  2. Le comte du Lude.
  3. On avait dit que le comte du Lude aimait madame de Sévigné ; mais comme c’était un de ces hommes dont l’attachement ne nuit point à la réputation des dames, madame de Sévigné en plaisantait la première. Voyez les Amours des Gaules, du compte de Bussy.
  4. Archevèque d’Aix.
  5. Il n’y avait guère que huit ans que l’abbé de Rancé l’avait réformée.