Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 55

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 137-139).

55. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GMGNAN.[modifier]

Aux Rochers, dimanche 5 juillet 1671.

C’est bien une marque de votre amitié, ma chère enfant, que d’aimer toutes les bagatelles que je vous mande d’ici : vous prenez fort bien l’intérêt de mademoiselle de Croqueoison ; en récompense, il n’y a pas un mot dans vos lettres qui ne me soit cher : je n’ose les lire, de peur de les avoir lues ; et si je n’avais la consolation de les recommencer plusieurs fois, je les ferais durer plus longtemps ; mais, d’un autre côté, l’impatience me les fait dévorer. Je voudrais bien savoir comme je ferais, si votre écriture était comme celle de d’Haequeville : la force de l’amitié me la déchiffrerait- elle ? En vérité, je ne le crois quasi pas : on conte pourtant des histoires làdessus ; mais enfin j’aime fort d’Hacqueville, et cependant je ne puis m’accoutumer à son écriture : je ne vois goutte dans ce qu’il me mande ; il me semble qu’il me parle dans un pot cassé ; je tiraille, je devine, je dis un mot pour un autre, et puis quand le sens m’échappe, je me mets en colère, et je jette tout. Je vous dis tout ceci en secret ; je ne voudrais pas qu’il sût les peines qu’il me donne ; il croit que son écriture est moulée : mais vous qui parlez, mandez-moi comment vous vous en accommodez. Mon fils partit hier, très-fâché de nous quitter : il n’y a rien de bon, ni de droit, ni de noble, que je ne tâche de lui inspirer ou de lui confirmer : il entre avec douceur et approbation dans tout ce qu’on lui dit. mais vous connaissez la faiblesse humaine ; ainsi je mets tout outre les mains de la Providence, et me réserve seulement la consolation de n’avoir rien à me reprocher sur son sujet. Comme il a de l’esprit, et qu’il est divertissant, il est impossible que son absence ne nous donne de l’ennui. Nous allons commencer un traité de morale de M. Nicole ; si j’étais à Paris, je vous enverrais ce livre, vous l’aimeriez fort. Nous continuons le Tasse avec plaisir, et je n’ose vous dire que je suis revenue à Cléopâtre, et que, par le bonheur que j’ai de n’avoir point de mémoire, cette lecture me divertit encore ; cela est épouvantable : mais vous savez que je ne m’accommode guère bien de toutes les pruderies qui ne me sont pas naturelles ; et comme celle de ne plus aimer ces livres-là ne m’est pas encore entièrement arrivée, je me laisse divertir sous le. prétexte de mon fils, qui m’a mise en train. Il nous a lu aussi des chapitres de Rabelais à mourir de rire ; en récompense, il a pris beaucoup de plaisir à causer avec moi, et si je l’en crois, il n’oubliera rien de tous mes discours : je le connais bien, et souvent, au travers de ses petites paroles, je vois ses petits sentiments : s’il peut avoir congé cetautomne, il reviendra ici. Je suis fort empêchée pour les états ; mon premier dessein était de les fuir, et de ne point faire de dépense : mais vous saurez que pendant que M. de Chaulnes va faire le tour de sa province, madame sa femme vient l’attendre à Vitré, où elle sera dans douze jours, et plus de quinze avant M. deGhaulnes ; et tout franchement elle m’a fait prier de l’attendre, et de ne point partir qu’elie ne m’ait vue. Voilà ce qu’on ne peut éviter, à moins que de se résoudre à renoncer à eux pour jamais. Il est vrai que, pour n’être point accablée ici, je puis m’en aller à Vitré ; mais je ne suis point contente de passer un mois dans un tel tracas ; quand je suis hors de Paris, je ne veux que la campagne.