Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 57

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 141-143).

57. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, mercredi 15 juillet IC7I.

Si je vous écrivais toutes mes rêveries sur votre sujet, je vous écrirais toujours les plus grandes lettres du monde ; mais cela n’est pas bien aisé : ainsi je me contente de ce qui peut s’écrire, et je rêve tout ce qui peut se rêver : j’en ai le temps et le lieu. La Mousse a une petite fluxion sur les dents, et l’abbé a une petite fluxion sur le genou, qui me laissent le champ libre dans mon mail, pour y faire tout ce qu’il me plaît. Il me plaît de m’y promener le soir jusqu’à huit heures ; mon fils n’y est plus ; cela fait un silence, une tranquillité et une solitude que je ne crois pas qu’il soit aisé de rencontrer ailleurs. Je ne vous dis point à qui je pense, ni avec quelle tendresse ; quand on devine, il n’est pas besoin de parler. Si vous n’étiez point grosse, et que Y hippogryphe fût encore au monde, ce serait une chose galante, et à ne jamais oublier, que d’avoir la hardiesse de monter dessus pour me venir voir quelquefois : ce ne serait pas une affaire ; il parcourait la terre en deux jours ! Vous pourriez même quelquefois venir dîner ici, et retourner souper avec M. de Grignan, ou souper ici à cause de la promenade, où je serais bien aise de vous avoir ; et, le lendemain, vous arriveriez assez tôt pour être à la messe dans votre tribune.

Mon fils est à Paris ; il y sera peu : la cour est de retour, il ne faut pas qu’il se montre. C’est une perte qui me paraît bien considérable que celle de M. le duc d’Anjou[1]. Madame de Villars[2] m’écrit assez souvent, et me parle toujours de vous : elle est tendre, et sait bien aimer ; cela me donne de l’amitié pour elle ; elle me prie de vous dire mille douceurs de sa part. La petite Saint-Géran m’écrit des pieds de mouche que je ne saurais lire ; je lui réponds des rudesses et des injures qui la divertissent : cette méchante plaisanterie n’est point encore usée ; quand elle le sera, je ne dirai plus rien, car je m’ennuierais fort d’un autre style avec elle.

Nous lisons toujours le Tasse avec plaisir : je suis assurée que vous le souffririez, si vous étiez en tiers : il y a une grande différence entre lire un livre toute seule, ou avec des gens qui relèvent les beaux endroits et qui réveillent l’attention. Cette morale de Nicole est admirable, et Cléopâtre va son train, mais sans empressement, et aux heures perdues : c’est ordinairement sur cette lecture que je m’endors ; le caractère m’en plaît beaucoup plus que le style. Pour les sentiments, j’avoue qu’ils me plaisent, et qu’ils sont d’une perfection qui remplit mon idée sur la belle âme. Vous savez aussi que je ne hais pas les grands coups d’épée, tellement que voilà qui est bien, pourvu que l’on m’en garde le secret.

Mademoiselle du Plessis nous honore souvent de sa présence : elle disait hier à table qu’en basse Bretagne on faisait une chère admirable, et qu’aux noces de sa belle-sœur on avait mangé pour un jour douze cents pièces de rôti : nous demeurâmes tous comme des gens de pierre. Je pris courage, et lui dis : Mademoiselle, pensez-y bien ; n’est-ce point douze pièces de rôti que vous voulez dire ? on se trompe quelquefois. Non, madame, c’est douze cents pièces ou onze cents ; je ne veux pas vous assurer si c’est onze ou douze, de peur de mentir ; mais enfin je sais bien que c’est l’un ou l’autre. Et le répéta vingt fois, et n’en voulut jamais rabattre un seul poulet. Nous trouvâmes qu’il fallait- qu’ils fussent pour le moins trois cents piqueurs pour piquer menu, et que le lieu fût un grand pré, où l’on eût fait dresser des tentes ; et que s’ils n’eussent été que cinquante, il fallait qu’ils eussent commencé un mois auparavant. Ce propos de table était bon ; vous en auriez été contente. N’avez-vous point quelque exagéreuse comme celle-là ? Au reste, ma fille, cette montre que vous m’avez donnée, qui allait toujours trop tôt ou trop tard d’une heure ou deux, est devenue si parfaitement juste qu’elle ne quitte pas d’un moment notre pendule ; j’en suis ravie, et vous en remercie sur nouveaux frais, en un mot, je suis tout à vous. L’abbé me dit qu’il vous adore, et qu’il veut vous rendre quelque service : il ne voit pas bien en quelle occasion ; mais enfin il vous aime autant qu’il m’aime.


  1. Philippe, second fils de Louis XIV, mort le 10 juillet 1671.
  2. C’était la sœur du maréchal de Bellefonds, et la mère de celui qui sauva la France à Denain. Elle avait beaucoup d’esprit, et cet esprit était malin et plaisant. Son mari avait servi de second à M. de Nemours, dans ce duel Jameux où M. de Beaufort le tua. Le prince de Conti ayant quitté le petit collet, fit le singulier projet, pour établir sa réputation, de se battre contre le duc d’York, depuis Jacques II, qui était alors en France. Ce fut M. de Villars qu’il choisit pour second, dans la vue de donner plus d’éclat à ce combat, qui pourtant ne se lit pas. M. de Villars, quoique pauvre et sans naissance, réussit à la cour, à la guerre, dans les ambassades, près des femmes, près des princes, et cela en conservant l’estime générale.