Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 72

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 171-173).

72. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, dimanche I er novembre 1671.

Si cette première lettre de Coulanges que j’ai perdue était comme les trois autres, il en faut pleurer ; car, tout de bon, on ne peut écrire plus agréablement : vous faites un dialogue entre vous autres, qui vaut tout ce qu’on peut dire ; chacun y dit son mot très-plaisamment. Pour vous, ma fille, je vous reconnais bien à consentir que Coulanges s’en aille demain, plutôt qu’à demeurer avec vous toute sa vie ; cette éternité vous fait peur, comme à moi d’aller en litière avec quelqu’un ; je ne veux point vous dire la seule personne du monde avec qui j’y voudrais aller. Je suis fort aise de connaître Jacquemart et Marguerite[1] ; il me semble que je suis avec vous tous, et il me semble que je vous vois et M. de Coulanges. Il faut avouer que vous êtes une honnête femme de vous ajuster comme vous faites en Provence avec votre mari, et d’avoir passé neuf mois avec nous à Paris, comme une vraie demoiselle de Lorraine : vous souvient-il de ce manteau noir, dont vous nous honoriez tous les jours ? J’espère que je renouvellerai tous vos ajustements quand j’arriverai à Grignan. Je comprends, ma fille, la crainte que vous avez de perdre votre premier président[2] : votre imagination va vite, car il n’est point en danger : voilà les tours que me fait la mienne à tout moment ; il me semble toujours que tout ce que j’aime, tout ce qui m’est bon, va m’échapper ; et cela donne de tel< les tristesses à mon cœur, que si elles étaient continuelles comme elles sont vives, je n’y pourrais pas résister ; sur cela il faut faire des actes de résignation à l’ordre et à la volonté de Dieu. M. Nicole n’est-il pas encore admirable là-dessus ? J’en suis charmée, je n’ai rien vu de pareil. Il est vrai que c’est une perfection un peu au-dessus de l’humanité, que l’indifférence qu’il veut de nous pour l’estime ou l’improbationdu monde ; je suis moins capable que personne de la comprendre ; mais quoique dans l’exécution on se trouve faible, c’est pourtant un plaisir que de méditer avec lui, et de faire réflexion sur la vanité de la joie ou delà tristesse que nous recevons d’une telle fumée ; et à force de trouver ses raisonnements vrais, il ne serait pas impossible qu’on s’en servît dans certaines occasions. En un mot, c’est toujours un trésor, quoi que nous en puissions faire, d’avoir un si bon miroir des faiblesses de notre cœur. M. d’Andilly est aussi content que nous de ce beau livre.

M. de Coulanges vous a gagné votre argent ; mais vous avez bien ri en récompense : rien ne peut égaler ce qu’il a écrit à sa femme. Je ne crois pas que je le quitte cet hiver, tant je serai ravie de parler de vous avec un homme qui vous a vue et admirée de si près. Pour Adhémar, puisqu’il est méchant, je le chasserai ; il est vrai qu’il a un régiment, et qu’il entrera par force. On me mande que ce régiment est une distinction agréable ; mais n’est-ce point aussi une ruine ? Ce que je trouve de bon, c’est que le roi se soit souvenu du chevalier de Grignan, en absence ; plût à Dieu qu’il se souvînt aussi de son aîné, puisqu’il va bien jusqu’en Suède chercher de fidèles serviteurs. On dit que M. de Pomponne fait sa charge comme s’il n’avait jamais fait autre chose ; personne ne s’y est trompé.

J’aime le coadjuteur de m’aimer encore. Adhémar, chevalier, approchez- vous, que je vous embrasse ; je suis attachée à ces Grignans. Il s’en faut bien que le livre de M. Nicole fasse en moi d’aussi beaux effets qu’en M. de Grignan ; j’ai des liens de tous côtés, mais surtout j’en ai un qui est dans la moelle de mes os ; et que fera là-dessus M. Nicole ? Mon Dieu, que je sais bien l’admirer ! mais que je suis loin de cette bienheureuse indifférence qu’il nous veut inspirer ! Conservez-vous, ma fille, si vous m’aimez. Je sens de la tristesse de voir tous vos visages de Paris vous quitter l’un après l’autre ; il est vrai que vous avez votre mari, qui est aussi un visage de Paris. Ma fille, il ne faut point se laisser oublier dans ce payslà, il faut que je vous ramène ; je vous en ferai demeurer d’accord.


  1. C’est ainsi qu’on nomme à Lambesc les deux figures qui frappent les heures à l’horloge du beffroi de cette ville.
  2. M. de Forbiu d’Oppède ; il mourut le 14 novembre.