Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 75

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 176-178).

75. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, dimanche 15 novembre 1621.

Quand je vous ai demandé si vous n’aviez point jeté mes dernières lettres, c’était un air ; car de bonne foi, quoiqu’elles ne méritent pas tout l’honneur que vous leur faites, je crois qu’après avoir gardé celles que je vous écrivais quand vous faisiez des poupées, vous garderez encore celles-ci : mais il n’y a plus de cassettes capables de les contenir : hélas ! il faudra des coffres.

Je ne crois pas qu’il y ait rien de plus plaisant que ce que vous dites -du nom d’Adhémar. Enfin la seule rature de ses lettres, c’est à la signature[1]. Je suis bien empêchée pour le nom du régiment ; je vous en ai mandé mon avis. Vous savez comme je suis pour Adhèmar, et que je voudrais le maintenir au péril de ma vie [2] ; mais je crains que nous ne soyons pas les plus forts. Pour la

devise[3], elle est jolie :

Che péri, pur che m' innalzi.

Voilà le vrai discours d’un petit glorieux, d’un petit ambitieux, d’un petit téméraire, d’un petit impétueux, d’un petit maréchal de France. J’ai bien envie d’en savoir votre avis, et où je l’ai pêchée, car je ne crois pas l’avoir faite. Pour M. de Grignan, ah ! je le crois ; je suis assurée qu’il aime mieux une grive que vous ; et sur ce pied-là, j’aime mieux un hibou que lui : qu’il s’examine, je l’aime comme il vous aime à proportion ; je sais bien toujours qu’il y a une chose qui m’en fera juger. Mais, mon enfant, n’admirez-vous point les erreurs et les contre-temps que fait l’éloignement ? Je suis en peine de vous quand vous êtes en bonne santé ; et quand vous serez malade, une de vos lettres me redonnera de la joie ; mais cette joie ne peut être longue ; car enfin il faut accoucher, et c’est cela qui vient dans le milieu du cœur et qui me trouble avec raison, jusqu’à ce que j’apprenne votre heureux accouchement. Vous êtes donc résolue d’accoucher à Lambesc ? Avez-vous votre chirurgien ? La petite Devilleme mande que vous le connaissez, c’est beaucoup ; je crains qu’il ne soit jeune, puisqu’il vous saigne ; et les jeunes gens n’ont guère d’expérience. Enfin je ne sais ce que je dis : mais ayez soin de vous par-dessus toutes choses. Le passé doit vous avoir rendue sage ; pour moi, je suis d’une capacité qui me surprend.

Vous ai-je dit que je faisais planter la plus jolie place du monde ? Je me plante moi-même au milieu de la plaee, où personne ne me tient compagnie, parce qu’on meurt de froid. La Mousse fait vingt tours pour s’échauffer : l’abbé va et vient pour nos affaires ; et moi, je suis là fichée avec ma casaque, à penser à la Provence ; car cette pensée ne me quitte jamais. Je voudrais bien apprendre ici les nouvelles de votre accouchement : la fatigue des chemins et ma violente inquiétude ne me paraissent pas deux choses qu’on puisse supporter à la fois. Mandez-moi de bonne foi quel nom prendra Adhémar ; je le trouve empêché : M. de Grignan défend Grignan, et a raison ; Rouville[4] défend l’autre ; il faudra se réduire au petit glorieux[5]. Vous voulez savoir si nous avons encore des feuilles vertes ; oui, beaucoup : elles sont mêlées d’aurore et de feuille morte, cela fait une étoffe admirable.

Voilà deux bonnes veuves, madame de Senneterre et madame de Leuville : l’une est plus riche que l’autre, mais l’autre est plus jolie que l’une. Vous ne me dites rien de votre assemblée, elle dure plus que nos états. Parlez-moi de votre santé ; et pour ce que vous appelez des fadaises, je ne trouve que cela de bon : hélas ! si vous les haïssiez, vous n’auriez qu’à brûler mes lettres sans les lire. Notre abbé vous embrasse paternellement ; il vous conjure de faire, pendant que vous y serez, tous les enfants que vous voudrez faire, et de n’en point garder pour quand nous arriverons. Adieu, ma très-chère et très-aimable ; je vous recommande ma vie.


  1. Le chevalier de Grignan avait pris depuis peu le nom d’Adhémar, et il n’avait pas encore l’habitude de le signer.
  2. Le régiment dont il s’agit était un de ceux qu’on nommait, dans la cavalerie, régiments des gentilshommes, et qui portaient le nom des colonels.
  3. Le corps de cette devise était une fusée volante.
  4. rançois, comte de Rouville, homme original, qui disait hautement la vérité.
  5. M. de Guilleragues disait que tous les Grignan étaient glorieux. On lui disait : Mais Adhémar l’est-il ? Il répondit, glorieus et, voulant dire moins glorieux que les autres, mais pourtant glorieux ; et depuis on l’appela le petit glorieux.