Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 81

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 185-187).

81. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, mercredi 6 janvier 1672.

Enfin, ma chère fille, vous ne voulez pas que je pleure de vous voir à mille lieues de moi ; vous ne sauriez pourtant empêcher que cet ordre de la Providence ne me soit bien dur et bien sensible : je ne m’accoutumerai de longtemps à cet éloignement : je coupe court, parce que je ne veux point m’embarquer à vous dire les sentiments de mon cœur là-dessus : je ne veux point vous donner un mauvais exemple, ni ébranler votre courage par le récit de mes faiblesses ; conservez toute votre raison ; jouissez de la grandeur de votre âme, pendant que je m’aiderai, comme je pourrai, de toute la tendresse de la mienne. Je fus hier à Saiut-Germain, la reine m’attaqua la première ; je fis ma cour à vos dépens, comme j’ai coutume. On traita à fond le chapitre de l’accouchement, à propos du vôtre ; puis on parla de mon voyage de Provence, un mot sur celui de Bretagne, et sur le bonheur de madame de Chaulnes, de m’y avoir trouvée : nous étions là toutes deux. Pour Monsieur, il me tira près d’une fenêtre pour me parler de vous, et m’ordonna très-sérieusement de vous faire ses compliments, et de vous dire la joie qu’il avait de votre joli accouchement : il appuya sur cela d’une telle sorte, qu’il ne tint qu’à moi d’entendre qu’il voulait s’attacher à votre service, étant las, comme on dit, d’adorer range (madame de Grancey) : je fis de telles offres le cas que je devais. Je trouvai Madame mieux que je ne pensais, mais d’une sincérité charmante. Je ne pus voir M. de Montausier ; il était enfermé avec Monseigneur. Je ne finirais jamais de vous dire tous les compliments qu’on me fit, et à vous aussi ; et de tout cela, autant en emporte le vent : on est ravi de revenir chez soi. Madame de Richelieu me parut abattue ; elle fera réponse à M. de Grignan ; les fatigues de la cour ont rabaissé son caquet ; son moulin me parut en chômage. Mais qui pensez-vous qu’on trouve chez moi ? des Provençaux ; ils m’ont tartufiée. De quoi parle-t-on ? de madame de Grignan ; qui est-ce qui entre dans ma chambre ? votre petite : vous dites qu’elle me fait souvenir de vous, c’est bien dit ; vous voulez bien au moins que je vous réponde qu’il n’est pas besoin de cela. Je monte en carrosse, où vais-je ? chez madame de Valavoire ; pour quoi faire ? pour parler de Provence, de vos affaires et de vos commissions que j’aime uniquement. Enfin Coulanges disait l’autre jour : Voyez-vous bien cette femme-là ? Elle est toujours en présence de sa fille. Vous voilà en peine de moi, ma bonne, vous avez peur que je ne sois ridicule ; non, ne craignez rien ; on ne peut l’être avec une si agréable folie ; et de plus, c’est que je me ménage selon les lieux, les temps, et les personnes avec qui je suis ; et l’on jurerait quelquefois que je ne songe guère à vous : ce n’est pas, où je suis le plus en liberté.

Je reçois votre lettre du 30 : vous me déplaisez, mon enfant, en parlant, comme vous faites, de vos aimables lettres : quel plaisir prenez-vous à dire du mal de votre esprit, de votre style ? à vous comparer à la princesse d’Harcourt[1] ? Où pêchez-vous cette fausse et offensante humilité ? Elle blesse mon cœur, elle offense la justice, elle choque la vérité ; quelles manières ! ah, ma bonne ! changez-les, je vous en conjure, et voyez les choses comme elles sont : si cela est, vous n’aurez plus qu’à vous défendre de la vanité, et ce sera une affaire à régler entre votre confesseur et vous. Votre maigreur me tue : hélas ! où est le temps que vous ne mangiez qu’une tête de bécasse par jour, et que vous mouriez de peur d’être trop grasse ?

On était hier sur votre chapitre chez madame de Coulanges ; et madame Scarron[2] se souvint avec combien d’esprit vous aviez soutenu autrefois une mauvaise cause, à la même place, et sur le même tapis où nous étions : il y avait madame de la Fayette, madame Scarron, Segrais, Caderousse, l’abbé Têtu, Guilleragues, Brancas. Vous n’êtes jamais oubliée, ni tout ce que vous valez : tout est encore vif ; mais quand je pense où vous êtes, quoique vous soyez reine, le moyen de ne pas soupirer ? Nous soupirons encore de la vie qu’on fait ici et à Saint-Germain ; tellement qu’on soupire toujours. Vous savez bien queLauzun, en entrant en prison, dit : In sœcula sœculorum ; et je crois qu’on eût répondu ici en certain endroit, amen, et en d’autres, non. Vraiment, quand il était jaloux de votre voisine, il lui crevait les yeux, il lui marchait sur la main[3] : et que n’a-t-il pas fait à d’autres ? Ah ! quelle folie de faire des péchés de cent dix lieues loin !

Votre enfant est jolie ; elle a un son de voix qui m’entre dans le cœur : elle a de petites manières qui plaisent, je m’en amuse et je i’aime ; mais je n’ai pas encore compris que ce degré puisse jamais vous passer par-dessus la tête. Je vous embrasse de toute la plus vive tendresse de mon cœur.


  1. Fille du duc de Brancas le distrait.
  2. Françoise d’Aubigné, depuis marquise de Maintenon.
  3. Elle était fille du maréchal de Gramont. Un jour à Saint-Cloud, chez Madame, madame de Monaco était assise sur le parquet, à cause de la grande chaleur ; et Lauzun, qui en était amoureux, la soupçonnant d’être favorable au roi, dans un accès de jalousie fit exprès de lui marcher sur la main, sans qu’elle osât se plaindre.