Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 84
84. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.
[modifier]Voilà les maximes de M. de la Rochefoucauld revues, corrigées et augmentées ; c’est de sa part que je vous les envoie : il y en a de divines ; et, à ma honte, il y en a que je n’entends point ; Dieu sait comme vous les entendrez v II y a un démêlé entre l’archevêque de Paris[1] et l’archevêque de Reims : c’est pour une cérémonie. Paris veut que Reims demande permission d’officier ; Reims jure qu’il n’en fera rien : on dit que ces deux hommes ne s’accorderont jamais bien, qu’ils ne soient à trente lieues l’un de l’autre : ils seront donc toujours mal. Cette cérémonie est une canonisation d’un Bwgia, jésuite ; toute la musique de l’Opéra y fait rage : il y a des lu mières jusque dans la rue Saint- Antoine ; on s’y tue. Le vieux Mérinville[2] est mort sans y être allé.
Ne vous trompez-vous point, ma chère fille, dans l’opinion que vous avez de mes lettres ? L’autre jour un pendard d’homme, voyant ma lettre infinie, me demanda si je pensais qu’on pût lire cela : j’en tremblai, sans dessein toutefois de me corriger ; et, me tenant à ce que vous m’en dites, je ne vous épargnerai aucune bagatelle, grande ou petite, qui vous puisse divertir ; pour moi, c’est ma vie et mon unique plaisir que le commerce que j’ai avec vous ; toutes choses sont ensuite bien loin après. Je suis en peine de votre petit frère : il a bien froid, il campe, il marche vers Cologne pour un temps infini : j’espérais de le voir cet hiver, et le voilà. Enfin il se trouve que mademoiselle d’Adhémar est la consolation de ma vieillesse : je voudrais aussi que vous vissiez comme elle m’aime, comme elle m’appelle, comme elle m’embrasse ; elle n’est point belle, mais elle est aimable ; elle a un son de voix charmant ; elle est blanche, elle est nette ; enfin je l’aime. Vous me paraissez folle de votre fils ; j’en suis fort aise ; on ne saurait avoir trop de fantaisies, musquées ou point musquées, il n’importe.
Il y a demain un bal chez Madame ; j’ai vu chez Mademoiselle l’agitation des pierreries : cela m’a fait souvenir de nos tribulations passées, et plût à Dieu y être encore ! Pouvais-je être malheureuse avec vous ? Toute ma vie est pleine de repentir : M. Nicole, ayez pitié de moi, et me faites bien envisager les ordres de la Providence. Adieu, ma chère fille ; je n’oserais dire que je vous adore, mais je ne puis concevoir qu’il y ait un degré d’amitié au delà de la mienne ; vous m’adoucissez et m’augmentez mes ennuis, par les aimables et douces assurances de la vôtre.