Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 86

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 194-196).

86. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Sainte-Marie du Faubourg, vendredi 29 janvier 1672,

jour de saint François de Sales, et jour que vous fûtes mariée. Voilà ma première radoterie ; c’est que je fais des bouts de l’an de tout.

Me voici dans un lieu, ma fille, qui est le lieu du monde où j’ai pleuré, le jour de votre départ, le plus abondamment et le plus amèrement : la pensée m’ en fait encore tressaillir. Il y a une bonne heure que je me promène toute seule dans le jardin : toutes nos sœurs sont à vêpres, embarrassées d’une méchante musique ; et moi, j’ai eu l’esprit de m’en dispenser. Ma chère enfant, je n’en puis plus ; votre souvenir me tue en mille occasions : j’ai pensé mourir dans ce jardin, où je vous ai vue si souvent : je ne veux point vous dire en quel état je suis ; vous avez une vertu sévère, qui n’entre point dans la faiblesse humaine ; il y a des jours, des heures, des moments où je ne suis pas la maîtresse : je suis faible, et ne me pique point de ne l’être pas : tant y a, je n’en puis plus, et, pour m’achever, voilà un homme que j’avais envoyé chez le chevalier de Gri gnan, qui me dit qu’il est extraordinairement mal : cette pitoyable nouvelle n’a pas séché mes yeux. Je crois qu’il dispose en votre faveur de ce qu’il a : gardez-le, quoique ce soit peu, pour une marque de sa tendresse, et ne le donnez point, comme votre cœur le voudrait : il n’y a pas un de vos beaux-frères qui, à proportion, ne soit plus riche que vous. Je ne puis vous dire le déplaisir que j’ai dans la vue de cette perte. Hélas ! un petit aspic, comme M. de H ohan, revient de la mort : et cet aimable garçon, bien né, bien fait, de bon naturel, d’un bon cœur, dont la perte ne fait de bien à personne, nous va périr entre les mains ! Si j’étais libre, je ne l’aurais pas abandonné ; je ne crains point son mal, mais je ne fais pas sur cela ma volonté. Vous recevrez par cet ordinaire des lettres écrites plus tard, qui vous parleront plus précisément de ce malheur : pour moi, je me contente de le sentir.

Hier au soir, madame du Fresnoi[1] soupa chez nous : c’est une nymphe, c’est une divinité ; mais madame Scarron, madame de la Fayette et moi, nous voulûmes la comparer à madame de Grignan, et nous la trouvâmes cent piques au-dessous, non pas pour l’air ni pour le teint ; mais ses yeux sont étranges, son nez n’est pas comparable au vôtre, sa bouche n’est point fine, la vôtre est parfaite ; et elle est tellement recueillie dans sa beauté, que je trouve qu’elle ne dit précisément que les paroles qui lui siéent bien : il est impossible de se la représenter parlant communément et d’affection sur quelque chose. Pour votre esprit, ces dames ne mirent aucun degré au-dessus du vôtre, et votre conduite, votre sagesse, votre raison, tout fut célébré : je n’ai jamais vu une personne si bien louée ; je n’eus pas le courage de faire les honneurs de vous } ni de parler contre ma conscience.

On dit que le chancelier est mort ; je ne sais si on donnera les sceaux avant que cette poste parte. La comtesse (de Fiesque) est très-affligée de la mort de sa fille ; elle est à Sainte-Marie de Saint-Denis. Mon enfant, on ne peut assez se conserver, et grosse, et en couche, ni assez éviter d’être dans ces deux états, je ne parle pour personne. Adieu, ma très-chère, cette lettre sera courte : je ne puis rien écrire dans l’état où je suis ; vous n’avez pas besoin de ma tristesse ; mais si quelquefois vous recevez des lettres infinies, ne vous en prenez qu’à vous, et aux flatteries que vous me dites sur le plaisir que vous donne leur longueur ; vous n’oseriez plus vous en plaindre. Je vous embrasse mille fois, et m’en retourne à mon jardin, et puis à un bout de salut, et puis chez des malades qui sont aussi chagrins que moi.

Voilà Madeleine-Agnès qui entre, et qui vous salue en Notre-Seigneur.


  1. Femme d’Élie du Fresnoi, premier commis de M. de Louvois, dont elle était la maîtresse, et qui fit créer pour elle la charge de dame du lit de la reine.